Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assez de puissance sur lui-même et assez de résolution pour lutter contre l’obésité. » Il avait trouvé moyen de réduire de près d’un tiers le poids de son corps, et pâlissait de colère quand on lui disait qu’il avait bonne mine et qu’il engraissait. Il vivait des jours entiers en Italie de biscuits et de soda water, et prétendait avoir le palais insensible. On sut depuis que s’il eût satisfait son appétit et augmenté le poids de son corps, ses jambes estropiées ne l’auraient point porté[1]. Toute sa vie offre le même caractère de décision et de parti-pris. Il s’est vanté d’avoir tourné à l’avarice sur la fin de ses jours : singulière avarice qui épargne la partie pour prodiguer le tout. Un jour il payait 25,000 francs un yacht qu’il revendait 7,000 : le lendemain il refusait aux marins congédiés de leur laisser leurs vestes d’uniforme, et oubliait de rendre à Mm0 Shelley les avances que son mari avait faites pour lui. Il est difficile, en somme, d’élever un reproche sérieux d’avarice contre l’homme qui donna toute sa fortune pour l’affranchissement de la Grèce. Sa forte imagination lui avait peint sans doute d’une couleur trop vive les horreurs du dénûment, et il s’était fait avare de propos délibéré ; mais puisqu’il s’est accusé d’être avare, on doit répondre qu’il ne l’était pas, car les avares se croient volontiers les plus généreux des hommes. Byron consumait ainsi dans ces misères la sève vigoureuse de sa nature. Il traînait cependant partout avec lui le plus coûteux et le plus singulier équipage. Le capitaine Medwin le rencontra voyageant avec sept domestiques, cinq voitures, neuf chevaux, un singe, un bouledogue, un mâtin, deux chats, trois paons et des poules, le tout pêle-mêle, sans compter une bibliothèque considérable. Voilà un appareil un peu somptueux pour un avare ! Tout cela fut logé dans le plus beau palais de Pise et exposé à l’admiration générale. Que de gens ont emprunté à Byron ce mélange de goûts bizarres et contradictoires, ne pouvant lui emprunter le génie qui a inspiré Child-Harold et Don Juan !

Est-il donc si difficile, après tout, de séparer dans l’œuvre comme dans la nature de Byron l’or pur de son alliage impur ? À qui persuadera-t-on que tant de strophes merveilleuses, sorties comme la lave d’un volcan de cette naturelle et brûlante inspiration, appartiennent tout entières à l’art et au travail ? L’imagination la plus vive trouve-t-elle en se jouant des peintures aussi saisissantes de l’amour innocent ou coupable que celles de Parisina, du Giaour, d’Haydée

  1. M. Trelawny a soulevé avec plus de hardiesse que de délicatesse le voile qui couvrait encore le véritable caractère de cette infirmité. Arrivé à Missolonghi après la mort du poète et introduit dans la chambre mortuaire, il écarta le drap qui couvrait le cadavre et put s’assurer que Byron était pied-bot des deux pieds, et avait les jambes flétries jusqu’aux genoux.