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n’étaient point variables. Il faut croire que la poésie n’est point un fruit naturel de nos climats brumeux, puisqu’elle s’étiole dans l’atmosphère que nous respirons tous. Le renom des poètes s’élève sur les débris de bien des cœurs brisés. Miss Milbank était donc bien inspirée quand elle refusa d’abord la main de Byron. Pauvre femme qui a vu le secret de son foyer devenir le secret du monde entier. Bien lui en a pris de n’avoir jamais prêté à la moindre calomnie ! La postérité, qui aime mieux les grands hommes que les honnêtes gens, l’eût honnie à jamais, et eut applaudi aux sarcasmes que Byron a jetés sur elle. Voilà ce que je ne puis lui pardonner : ce sont ces allusions transparentes de Manfred et de Don Juan, et tant de vers qu’il aurait dû brûler avec la honte sur le front, après avoir eu le triste courage de les écrire. Faut-il cependant le croire quand il dit à M. Trelawny : « Pour mon mariage, dont on a fait de si ridicules histoires, ce furent lady Jersey et d’autres qui arrangèrent toute l’affaire ? J’y étais absolument indifférent. Je pensai que je n’avais rien de mieux à faire, et on le pensa aussi. J’avais besoin d’argent : c’était une expérience ; elle n’a point réussi. » J’aime mieux le croire quand il dit au capitaine Medwin : « Miss Milbank me plut dès l’abord, et elle me plut davantage quand elle m’eut refusé. » Il se piqua au jeu, et ce mariage devint pour lui une affaire d’amour-propre. Il se maria par vanité et non par intérêt, et c’est déjà bien assez, car ce mariage est la grande tache de la vie de Byron. Quel que fût le motif de cette union, une enfant en était née. L’image de cette enfant devait s’asseoir au foyer du poète exilé et le purifier. Les orgies de Venise me révoltent, quand je songe qu’un frais visage d’enfant devait toujours veiller au chevet de Byron et lui commander une vie plus digne et plus sérieuse. Je lis alors sans émotion les strophes magnifiques qui ouvrent et terminent le troisième chant du Pèlerinage d’Harold. Byron ne devait pas aller mourir en Grèce sans avoir embrassé et béni cette enfant.

En réalité, Byron n’était né pour aucun des vices qu’il afficha. Il avait été élevé au milieu de cette société dépravée du régent, où l’immoralité passait pour la marque des gens bien nés. Il y avait pris ses habitudes extérieures, ses manières, et ce goût de conversation futile qui lui servait à dissimuler sa timidité. Il avait, entre autres prétentions, celle d’être un grand buveur : « Nous autres jeunes whigs, dit-il à M. Trelawny, nous buvions du vin de Bordeaux, et nous avons sauvé notre constitution. Les tories s’en sont tenus au porto, et ils ont ruiné leur constitution et celle du pays. » Au fond, Byron était le plus sobre des hommes. Il devait quelque chose de cette sobriété à la crainte extrême qu’il avait d’engraisser ; a mais, dit M. Trelawny, il est peut-être le seul homme qui ait eu