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une évidence surabondante que, pas plus que le matériel, il ne fera défaut à la France le jour où un armement comme celui dont nous venons de parler lui deviendra nécessaire. Nous espérons être cru sur parole quand nous affirmerons qu’avec le double élément dont se composent nos équipages, deux tiers de matelots fournis par l’inscription maritime, et l’autre tiers par le recrutement, le nombre des marins requis pour armer notre flotte tout entière ne s’élèverait pas à la moitié de l’effectif valide dont nous disposons. Il n’y a donc rien d’exagéré, avec ce que la France compte de matelots, comme avec ce qu’elle a de navires, à admettre la possibilité pour elle de transporter une armée de cinquante mille hommes au-delà des mers. On peut même ajouter que si le but de l’expédition n’était pas très distant de nos ports, le même armement naval pourrait sans difficulté donner passage à un nombre de troupes beaucoup plus considérable.

Le chapitre des possibilités ainsi épuisé, je prends comme accorde le fait de cinquante mille hommes embarqués, et de la flotte qui les porte prête à prendre la mer.

Que le lecteur se représente la nouvelle d’un armement comme celui-là porté à nos ennemis par les cent voix de la renommée. Quel effet ne produirait-elle pas ! Est-ce trop dire que de présumer qu’elle répandrait la terreur ? Chaque jour et sur tous les points ne s’attendrait-on pas à voir paraître cette flotte redoutable, et ne serait-ce point déjà un mal très réel pour l’ennemi que cette attente ? Si les populations qui avoisinent le littoral sont dévouées et amies de leurs gouvernemens, elles se consumeront dans une douloureuse anxiété ; si elles sont mécontentes et peu affectionnées, elles attendront l’arrivée de l’armée française comme un signal de leur délivrance. Dans l’un et l’autre cas, tout sera en proie à l’agitation, et le gouvernement menacé ne pourra rien faire qui ne tende à l’accroître. Que peuvent en effet des concentrations de troupes, seul moyen de parer à un semblable danger, sinon abandonner les habitans livrés à eux-mêmes, soit à leurs alarmes, soit à leurs mauvais sentimens ? Il n’y a guère en Europe que la Russie qui, devant une partie de ses côtes, voie s’ouvrir de vastes déserts affranchis de la menace d’une invasion : partout ailleurs, où la population est plus resserrée et plus riche, les côtes offrent mille points vulnérables. Et l’on a vu tout à l’heure, dans notre étude de l’expédition de Crimée, comment, malgré les raisons qui semblaient désigner cette contrée comme but nécessaire du grand armement de Varna, malgré l’évidence qu’il devait y avoir pour le tsar que les alliés ne pouvaient songer à aller partout ailleurs porter leurs coups dans le vide, les Russes jusqu’au dernier moment restèrent dans le doute sur le