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tres de 1812. Chose singulière! c’est là, dit-on, ce qu’attendait l’empereur Nicolas, et l’on attribue à cette erreur de son jugement la faute qu’il commit de laisser la Crimée presque sans défense. C’est que l’empereur Nicolas, malgré la fermeté de son esprit et la hauteur de son caractère, avait fini par subir l’inévitable infatuation du pouvoir absolu et de la bonne fortune. Depuis trente ans, les hommes ni les choses ne le contredisaient plus ; il ne croyait que ce qu’il désirait, et rien de ce qui eût dû l’éclairer sur les projets véritables des alliés n’ébranla la conviction obstinée qu’il s’était faite.

Ici du reste apparaît dans tout son jour un des premiers avantages de ce système d’expéditions mixtes auquel s’applique si bien la devise du soldat de marine anglais : Per mare, per terram, et qui fait l’objet particulier de cette étude. On a devant soi un ennemi aussi redoutable à la guerre qu’ordinairement avisé dans sa politique, aussi bien pourvu de sûrs moyens d’information que de puissans moyens de défense, et avec le bras levé pour le frapper, on peut lui laisser ignorer jusqu’à la dernière heure le point sur lequel il doit aller parer les coups qu’on lui destine. Ainsi arriva-t-il qu’au lieu de trouver en Crimée la masse imposante des forces russes, nos soldats, en y débarquant, n’eurent en face d’eux qu’une des armées de ce vaste empire. C’en était assez pour leur donner une victoire glorieuse à remporter et un nom nouveau à inscrire sur leurs drapeaux.

L’expédition était donc résolue; inutile de répéter que nous n’en rappellerons ici que ce qui est en rapport direct avec notre sujet. C’était la première fois depuis des temps bien reculés qu’un débarquement de vive force en pays ennemi allait s’opérer sur une aussi grande échelle. Les préparatifs furent laborieux : tout était à prévoir, à créer; les précédons manquaient, les traditions de l’expédition d’Alger en 1830 pouvaient seules fournir quelques données applicables à l’occasion présente. Hâtons-nous d’ajouter toutefois que dans l’armée et la flotte françaises ces traditions ne s’étaient pas perdues, que depuis lors au contraire elles avaient été entretenues par le mouvement continuel des troupes à expédier dans la colonie, et c’était beaucoup qu’une pareille expérience. L’idée de s’embarquer sur un navire pour être jetés tout à coup sur une plage ennemie et avoir à s’y tirer d’affaire avec les seules ressources de leur intelligence et de leur courage était devenue familière à nos soldats et leur semblait toute naturelle. C’était ainsi qu’ils avaient appris à faire la guerre en Algérie, c’est ainsi qu’ils allaient la faire en Crimée. Il y avait donc en eux quelque chose qui s’appropriait merveilleusement à l’entreprise projetée. Malgré tout ce qu’on pouvait attendre d’eux, la tâche n’en fut pas moins très ardue pour