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de l’Occident contre l’islamisme, et elles n’avaient point préparé l’Europe, ni surtout nos adversaires, à voir employer contre eux de pareils moyens. La preuve évidente de ce fait a été trouvée à Sébastopol même. Pourquoi cette ville, fortifiée du côté de la mer avec un luxe de précautions fait pour décourager toute pensée d’attaque, était-elle du côté de la terre sans aucune défense? C’est que les Russes, à cette frontière de leur empire, ne croyant avoir à combattre que l’Angleterre, savaient que cette puissance n’aurait jamais à elle seule d’armée assez nombreuse pour la débarquer devant Sébastopol. Quant à la France, ils s’étaient peut-être préparés à la recevoir sur les frontières de la Pologne; mais sur leurs côtes, devant leur grand arsenal de la Mer-Noire, ils n’y avaient pas songé.

La seule présence des alliés à Varna était donc quelque chose de nouveau, d’imprévu et par conséquent de très menaçant pour la Russie, et nous étions redevables de cet avantage au récent développement de notre marine, à l’expérience des mouvemens de troupes acquise dans nos vingt ans d’expéditions en Algérie, à l’excellence de notre personnel naval, et surtout aux facilités nouvelles données par la vapeur. Mais nous avions fait mieux que de prendre ainsi dès le début une position menaçante en face de l’ennemi; nous avions évité deux énormes difficultés. La première était celle des neutres. Jusqu’ici, l’Allemagne avait été le théâtre ordinaire des guerres entre la France et la Russie, parce qu’elle est la barrière qui sépare les deux contrées. Pouvait-on se flatter, en présence du souvenir de nos grandes guerres de l’empire et des traités encore subsistans de 1815, que mille obstacles diplomatiques et d’autres peut-être ne s’élevassent pas pour empêcher une armée française d’aller chercher les Russes au travers du territoire germanique? D’un seul bond, l’obstacle était franchi. Ce n’était pas tout : il y avait à compter avec la France aussi bien qu’avec l’Allemagne, et si nos armées eussent dû se porter au-delà du Rhin, le pays n’eût pas vu sans de vives alarmes l’empire renaissant recommencer cette carrière de guerres continentales auxquelles nous avions dû, il y a quarante ans, les calamités de deux invasions successives. Au lieu de cela, nous laissions entre la Russie et nous l’Allemagne, barrière pour elle comme pour nous infranchissable, et la guerre maritime entreprise de concert avec l’Angleterre pouvait nous donner plus ou moins de gloire, mais ne nous menaçait d’aucun danger. C’était d’ailleurs là quelque chose d’assez semblable, quoique dans de bien autres proportions, à ce que nous faisions depuis bien des années en Afrique, et il n’y avait dans la guerre ainsi circonscrite rien qui pût troubler les imaginations. Aussi est-il digne de remarque que, malgré la grandeur de la lutte qui s’engagea sous les murs de Sé-