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comme une bonne mère, et non comme une maîtresse, car, trop idolâtrée, elle a la puissance de troubler et de détruire notre bonheur. Nous devons la respecter et non l’adorer, car elle n’est pas l’esprit, mais seulement la manifestation symbolique de l’esprit. « Ce n’est pas le plaisir qui est un mal, c’est l’asservissement de la volonté au plaisir. » Il est beau d’entendre ainsi les questions. Je plains ceux qui ne comprennent pas ce grand chef-d’œuvre, le livre le plus profond sous sa forme à demi frivole que notre siècle ait produit. C’est le code du bonheur sérieux, la Bible des sages mondains, et tout sage dans notre temps est et sera forcément un mondain, c’est-à-dire un homme vivant au milieu des hommes, partageant la vie commune de l’humanité. Si donc M. Enfantin doit continuer à prêcher la réhabilitation de la chair, je lui conseille de lire attentivement Wilhelm Meister. S’il profite bien de sa lecture, il apprendra comment on doit s’exprimer sur ces questions. Alors il s’écriera peut-être noblement comme Novalis : «Il n’y a qu’un temple dans l’univers, c’est le corps de l’homme. Rien n’est plus sacré que cette noble forme. Se courber devant l’homme est un hommage rendu à cette révélation par la chair. Nous touchons le ciel, lorsque nous touchons une main humaine. » Et il ne lui prendra plus fantaisie d’écrire des bouffonneries physiologiques aussi déplacées que les suivantes : « L’organe de la génération et ses appendices excréteurs sont les frères du cerveau et de ses appendices excréteurs, de même l’œsophage n’est pas plus noble que l’anus, les poumons que la vessie, les alimens ingurgités que ceux qui sont normalement expulsés, les cheveux que les poils. Minerve que Vénus, Apollon qu’Hercule, le père Félix faiseur de discours spirituels que tel ou tel faiseur de chemins de fer. »

M. Enfantin pourrait répliquer qu’il a exprimé, confusément il est vrai, quelques-unes des idées de Wilhelm Meister. Peut-être; mais il les a mal exprimées, sans profit pour personne, et au grand scandale de plusieurs. Or une vérité mal énoncée équivaut à une erreur, et par conséquent ce qui est vrai dans la bouche de Goethe devient faux dans la bouche de M. Enfantin. J’ai toujours été convaincu de la vérité de cette maxime tant contestée : tant vaut l’homme, tant vaut la doctrine. Je suis en cela de l’avis de M. Renan, toutes les doctrines doivent être représentées par les individualités les plus distinguées possible, principalement, ajouterai-je, les doctrines qui roulent sur des sujets délicats. Je reconnais bien au baron d’Holbach le droit de parler après Spinoza, mais non pas pour me gâter Spinoza; je reconnais à M. Enfantin le droit de parler après Goethe, mais non pas pour me gâter les idées de Goethe.

L’harmonie que M. Enfantin prétend avoir établie entre la matière et l’esprit est à peu près harmonique comme la tour de Babel