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auteur des Vierges de Lesbos! Est-il possible, mon Dieu, que la haine soit aussi implacable?

Elle s’exprime bien mieux encore, cette haine, dans la manière dont il comprend la réhabilitation de la chair, et à ce propos je ferai remarquer à M. Enfantin que cette doctrine, qu’il croit neuve et originale, a été soutenue avant lui et avant son maître par un plus grand harmoniste qu’il ne le sera jamais, par un homme d’un génie sain et d’une intelligence admirablement compréhensive. M. Enfantin a-t-il jamais lu et médité un certain chef-d’œuvre intitulé les Années d’apprentissage et les Années de voyage de Wilhelm Meister? Si par hasard il ne connaît pas ce livre, je l’engage à le lire : cette lecture lui sera profitable à beaucoup d’égards, et, entre autres services, elle pourra lui enseigner la modestie. Il y verra comment on peut être un prophète, un voyant, un sage inspiré, sans faire aucun bruit inutile, et sans avoir envie de révéler sa qualité de prophète à tous les badauds qui passent. Il y verra qu’on peut recevoir les visites de l’esprit universel avec une joie tranquille et une grande dignité de maintien, comme on reçoit les visites d’un prince ami. Il y apprendra encore comment on doit en toutes choses garder une mesure convenable, que l’erreur n’est après tout que l’exagération d’une vérité, et que la vérité consiste dans un rapport exact entre les choses contraires. Quand il aura lu ce livre, il sera plus convaincu peut-être que jamais de la sainteté de la matière, mais il ne sera plus tenté de célébrer cette sainteté en sermons burlesques et macaroniques.

Il y a des sujets qu’on ne peut aborder sans une grande candeur d’esprit, sans une grande convenance de langage et une grande modération de logique : la question des droits de la chair est de ce nombre. Goethe reconnaît ces droits, mais avec quelle haute raison et quelle parfaite mesure! Comme sa pensée glisse légèrement, et avec quelle délicatesse et quelle netteté elle trace la ligne imperceptible qui sépare la moralité de l’immoralité, ce qui est légitime de ce qui ne l’est pas! Pour Goethe, les droits de la chair ne sont pas une théorie, ils sont un fait. Pour l’homme moral, les relations de l’esprit avec la matière constituent non pas une religion, mais un art. Comment ne respecterions-nous pas la matière? N’est-ce pas elle qui nous permet de comprendre l’esprit, dentelle est la manifestation sensible? n’est-elle pas notre auxiliaire le plus puissant dans la recherche de la sagesse et du bonheur? Sans doute elle est sacrée cette chair, puisqu’elle est le temple de l’esprit, puisqu’elle nous a été donnée pour montrer l’âme? Elle est sacrée, puisqu’elle nous révèle dans ses formes l’idée de beauté. Elle est sacrée, puisqu’elle est le lien sympathique qui rattache l’homme à l’homme, l’organe par lequel les âmes communiquent entre elles. Cependant nous devons l’aimer