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Il est difficile de mourir si jeune sans jeter un regard sur cette terre et sans s’attendrir à la pensée des félicités entrevues. Plus d’une fois, tandis que j’appuyais, dans les crises cruelles qui l’accablaient, sa tête défaillante sur mon cœur, j’ai vu quelques larmes descendre silencieusement sur ses joues. Ces larmes assurément ne lui étaient pas arrachées par la douleur, car je n’ai vu personne la supporter avec une plus touchante, résignation. Elles étaient à mes yeux l’expression d’une souffrance bien plus intime et bien plus intolérable, d’une souffrance dont elle mourait sans doute, et que les soins de la meilleure des mères, que mon affection dévouée, que la sympathie universelle ne pouvaient point guérir !

La pensée de lord Edward ; vint se mêler dans l’âme d’Eléonora à ses souvenirs de jeunesse, pour les rendre, encore plus douloureux. Elle finit par s’apercevoir qu’elle avait été la triste victime d’une de ces illusions si communes dans les premières années des la vie, et qu’elle avait préféré les vaines apparences du dévouement : à un amour aussi sincère que profond. Elle gémissait d’avoir été pour Edward une de ces fatalités qui pèsent parfois sur les plus nobles existences. Elle allait jusqu’à se désoler de ce qu’il ne semblait vivre que par elle et être incapable de trouver dans d’autres affections le bonheur dont il, était si digne. Après ces crises, dans lesquelles Éléonora payait sa part à la condition humaine, elle me souriait avec la mansuétude des anges, elle essayait elle-même de me consoler et d’arrêter mes pleurs. Jusqu’au dernier moment, elle tâcha de donner quelque espoir à Mme de Haltingen ; elle avait de bonnes paroles pour tous, elle adressait aux personnes de son entourage les consolations les plus propres à agir sur leur esprit. Aux unes elle parlait des épreuves de la vie, aux autres, des douceurs du repos éternel, à tous de la vénération résignée que nous devons avoir pour les décrets de Dieu. Moi seule avais le secret de ses combats intérieurs, de ses regrets involontaires, des retours, hélas ! bien naturels, qu’elle ne pouvait s’empêcher de faire vers le passée.


Le petit cimetière de Veytaux garde maintenant la cendre de cette jeune fille dont le souvenir se mêle depuis un an à toutes mes rêveries. Jamais, je le crois, une fille des hommes n’a été si forte et si douce à la fois ; jamais une créature mortelle n’a paru aussi complètement exempte des faiblesses de notre fragile nature. Aussi vit-elle encore au milieu de nous par la pensée du charme irrésistible qu’elle exerçait sur notre cœur, comme l’encens qui parfume encore le sanctuaire longtemps après que la foule des fidèles a quitté le temple.

Depuis la mort d’Eléonora, lord Edward est retourné en Angleterre.