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sentiment, l’amour, la femme, et qui a fini par bénir et consacrer des mariages dans sa petite église ! Mais le malheureux est mort; que Dieu l’éclaire ! » Pauvre M. Enfantin! s’il ne réussit pas dans l’invective, ce n’est pas la bonne volonté qui lui manque. L’homme qu’il essaie d’écraser sous sa lourde parole se nommait Auguste Comte, un esprit puissant, dévoyé, solitaire, malheureux. Sans doute Auguste Comte n’avait pas au fond d’autre doctrine que celle de Saint-Simon; mais les deux ou trois idées de génie qui ont traversé le cerveau baroque de Saint-Simon se retrouvent dans ses écrits, précisées, éclairées, expliquées, et accompagnées de beaucoup de commentaires que Saint-Simon n’a pas soupçonnés. Après avoir nié l’amour, il a fini par faire du sentiment le principal mobile et le but suprême de la vie. Tout le monde connaît les causes de ce changement de doctrine : elles n’ont rien qui ne fasse honneur à la sincérité et à la naïveté d’Auguste Comte. Il s’est fait pape, il a béni des mariages? En vérité, je trouve M. Enfantin audacieux. Eh bien ! et lui-même? il n’a donc jamais été pape, il n’a donc jamais béni de mariage, il n’a clone jamais prophétisé, il n’a jamais envoyé aucun de ses disciples à la recherche de la femme libre? Si M. Auguste Comte a fait quelques folies, il les a faites sans fracas, sans tumulte; il les a faites à huis clos, sèchement, tristement, solitairement. Il n’avait pas la folie audacieuse. Orgueilleux et dominateur comme tous les sectaires, il n’avait pour rallier les fidèles autour de lui que l’autorité de sa parole et la sympathie intellectuelle qu’il inspirait. M. Enfantin n’ose pas le damner tout à fait; il prie Dieu pour son âme. «Que Dieu l’éclaire !» dit-il. Oui, qu’il lui donne sa lumière, c’est la seule chose qu’il désirait, et il l’a toujours cherchée de bonne foi. Qu’il lui donne sa lumière, et à vous, monsieur, comme à nous tous, son pardon !

Je ne crois pas cependant, malgré tout, que M. Enfantin sache haïr, ou, pour mieux exprimer ma pensée, je ne veux pas le croire; mais j’oserais affirmer en revanche qu’il a une excellente mémoire, et qu’il ne sait pas oublier. Il se rappelle ceux qui n’ont pas voulu accepter son autorité ou reconnaître sa papauté, et il s’exprime sur leur compte avec une onction acerbe et en même temps papelarde tout à fait caractéristique. Il faut voir le beau dédain dont il accable par exemple MM. Jean Reynaud, Pierre Leroux et Carnot, qui sans doute dans des temps reculés n’ont pas voulu croire à sa divinité; au bout de trente ans, il s’en souvient encore. « Jean Reynaud, Pierre Leroux et Carnot, ces trois idolâtres de l’esprit et de la liberté,….. ces trois fanatiques de l’esprit et de la liberté, ces trois hommes de savoir, sont, comme on dit, arrivés au pouvoir; mais ministre, conseiller d’état, représentant, ils n’ont pas su émettre et