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croyable puissance de ce talent qui, suivant le mot du roi Louis XVIII, valut mieux qu’une armée pour la cause de la restauration, qui suffit en 1814 à réveiller le souvenir trop effacé de l’ancienne dynastie, et qui devait être si capable de rendre populaires les principes du bon droit et de la liberté toutes les fois qu’il s’appliquerait à les défendre. On ne peut s’étonner qu’un caractère si impétueux ait été exposé à beaucoup d’écarts. Quoique sa vie soit dominée tout entière par sa fidélité au droit monarchique, Chateaubriand trouvera moyen, sans sortir du cercle de l’opinion légitimiste, de bondir d’une extrémité à l’autre dans son propre parti. On le verra tour à tour combattre à la tête de l’opposition de droite contre le duc de Richelieu et contre M. Decazes, puis, après avoir passé au pouvoir avec ses amis, rugir comme un lion blessé et se retourner contre eux, rallier autour de lui les mécontens de toute nuance, et engager une croisade au nom des idées modernes. Toutes ces contradictions, apparentes ou réelles, ne permettent pas de le présenter comme le modèle de l’homme d’état dans la monarchie parlementaire, et cependant, tout en regrettant souvent les erreurs de sa conduite et l’intolérance excessive de sa passion, il faut constater l’heureuse influence de son génie, qui sut un moment rattacher à la charte les derniers partisans de l’ancien régime, concilier les indépendans à la monarchie, et qui, par la profession de certains principes essentiels de la liberté, contribua, plus qu’on ne le croit peut-être, à les faire passer dans les habitudes et dans les mœurs des diverses classes de la nation.

Par nature et par instinct. Chateaubriand était libéral. Attaché à certaines traditions de l’ancienne monarchie, il n’eut cependant jamais de penchant pour le pouvoir absolu. Dès sa jeunesse, il aspi- rait à vivre sous cette forme de royauté tempérée que notre pays a regardée en d’autres temps comme l’idéal du gouvernement. Quand il revint de l’émigration, il disait à M. de Fontanes : « En religion, je suis papiste; mais en politique je reste anglican.» Ce qu’il détestait avant tout sous l’empire, c’était le sacrifice légal de tous les droits publics et privés, la confusion de toutes les notions du juste et de l’injuste, produite d’abord par l’anarchie révolutionnaire et par la guerre européenne, entretenue ensuite par le pouvoir absolu dans l’esprit même de l’empereur, qui, malgré toute l’élévation de son génie, répondait encore en 1815 aux rédacteurs de l’acte additionnel : « Que me parle-t-on de bonté, de justice abstraite, de lois naturelles? La première loi, c’est la nécessité; la première justice, c’est le salut public. » Or Chateaubriand n’avait jamais admis cette loi de la nécessité supérieure à la justice, ou du salut public supérieur au droit naturel. Sa conscience s’insurgeait contre la puissance arbitraire d’une dictature sans limites