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térature, toutes les traditions de l’ancienne France; l’empire avait intérêt à ne pas les remettre en crédit; il se portait avec complaisance héritier de l’empire romain, il affectait d’en suivre les exemples et d’en ressusciter les usages, et combattait volontiers tout ce qui pouvait provoquer d’autres souvenirs. Chateaubriand, au contraire, s’appliquait à montrer la société moderne triomphant de la société antique; il ramenait l’attention publique sur les siècles dont le christianisme avait fait l’éducation, et saisissait toutes les occasions de rappeler à la France que son histoire ne datait pas de 1804, qu’elle avait un glorieux passé, et qu’elle devait en rester digne. Il préludait par quelques tableaux de ses Martyrs, ou par de courts fragmens historiques, à ces fortes études sur les origines de notre monarchie qu’il lui était réservé d’entreprendre plus tard, et dans lesquelles Augustin Thierry devait un jour le proclamer son maître.

La révolution des idées, par laquelle Chateaubriand préparait les voies à quelque changement dans les sentimens politiques de la nation, ne se signalait pas seulement par une réforme de la philosophie ou par un renouvellement dans l’enseignement de l’histoire; elle s’annonçait encore, et ce n’était pas un de ses moindres indices, par un rajeunissement de l’imagination qui donnait à la pensée un élan inconnu. L’empire avait voulu prendre la littérature à son service, et la faire entrer pour ainsi dire dans des cadres régimentaires ; il consentait à faire bon accueil à la poésie, pourvu que la poésie bornât son ambition à servir de décoration au trône par un pompeux alignement de rimes. Les écrivains auxquels il offrait ses faveurs ne pouvaient pas lui porter ombrage : ils avaient perdu, avec le naturel et la vérité, la seule force capable d’agiter les esprits et d’exalter les âmes. Dès qu’une nouvelle école apparut, plus sérieuse et plus virile, remuant de son souffle des idées nouvelles et s’adressant aux vrais sentimens du cœur, la persécution dont elle fut aussitôt l’objet témoigna de l’importance qu’on attribuait à ses espérances de réforme. Mme de Staël avait vu son livre de l’Allemagne mis au pilon, elle-même était en exil. Chateaubriand publia son poème des Martyrs; tous les journaux, dirigés alors par la police, s’efforcèrent de le tourner en ridicule, et l’exécution de son cousin, Armand de Chateaubriand, fusillé à la même époque dans la plaine de Grenelle sans que la gloire récente du nom pût lui obtenir grâce, parut être la réponse d’un pouvoir irrité aux essais d’indépendance que se permettait le génie. Pourquoi les Martyrs, comme l’Allemagne, éveillaient-ils les inquiétudes du pouvoir et provoquaient-ils son hostilité? Ce n’était pas sans doute parce qu’ils donnaient le signal d’un changement dans le style ou dans le tour des phrases, mais parce qu’on prévoyait le mouvement d’opinion qui pourrait répondre à l’appel d’un grand écrivain no-