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perdu. Personne assurément n’était plus digne et plus capable que l’illustre académicien, qui eut aussi ses grandes journées d’orateur et d’homme d’état, de montrer quel secours l’imagination peut apporter à la politique, et de faire valoir la part d’honneur qui revient au génie littéraire dans les progrès, même passagers, de notre société.

Reprendre en sens contraire la mission politique que les philosophes et les hommes de lettres s’étaient donnée au XVIIIe siècle, attaquer la révolution par les armes qui avaient préparé son succès, combattre ses doctrines avant de chercher à renverser ses institutions, comme elle avait ébranlé les opinions et les croyances de l’ancienne France longtemps avant de détruire la monarchie, tel fut le but que Chateaubriand parut se proposer au commencement même de notre siècle, dès qu’il revint de l’émigration. A ses yeux, ce n’était pas assez de comprimer l’anarchie par la force pour que l’anarchie fut décidément vaincue ; il comprenait qu’on ne pouvait en triompher avant d’avoir supprimé les causes qui l’avaient produite, et d’avoir rétabli l’ordre moral, qui était profondément troublé. Pour réparer autant qu’il était possible toutes les injustices commises, pour en prévenir le retour, il fallait rendre à la société le sentiment, trop longtemps altéré, du juste et de l’injuste, les notions effacées du droit et du devoir, et avant tout disputer à la philosophie matérialiste l’empire qu’elle avait conquis, car c’était elle qui avait offert en holocauste toutes les libertés légitimes de l’homme à la toute-puissance de l’état, quand elle avait nié la responsabilité morale, et quand elle avait défini la pensée une sécrétion du cerveau; c’était elle qui avait préparé tous les excès dont la France avait gémi, quand elle avait proclamé l’intérêt ou le salut public supérieurs au droit individuel. Restaurer l’âme dans l’homme, c’était donc, suivant la belle pensée de M. Royer-Collard[1], la première condition nécessaire pour restaurer le droit dans le gouvernement; relever le spiritualisme en le confiant à son éternelle gardienne, à la religion, c’était la première garantie du rétablissement de l’ordre et de la liberté : ce fut l’œuvre que Chateaubriand tenta d’accomplir, en provoquant, par la publication du Génie du Christianisme, une réaction inespérée contre les sophismes qui avaient pris possession des esprits depuis plus d’un demi-siècle.

C’était sans doute la révolution seule que Chateaubriand prétendait combattre par ce livre d’imagination plutôt que de controverse. Il avait vu la multitude, égarée par de coupables conseils, secouer le joug de toute autorité et rejeter le frein de toute discipline; il tentait de lui rappeler les sentimens de la soumission et du respect,

  1. Mémoires de M. Guizot, t. Ier, p. 19.