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à son imagination, qu’on déclare incompatible avec le degré de raison pratique nécessaire au gouvernement des peuples, tout en oubliant volontiers que les hommes qui se disent positifs se permettent aussi leurs écarts, leurs changemens à vue, plus intéressés et plus coupables, mais qui ont l’avantage de rester moins illustres.

Nous n’avons pas la prétention de défendre l’imagination contre les reproches qu’on lui adresse, ni de soutenir que cette faculté brillante et mobile soit une qualité nécessaire de l’homme d’état. Et cependant n’y a-t-il pas certaines heures dans la vie d’un peuple où le génie spéculatif d’un écrivain et même d’un poète peut conjurer des tempêtes contre lesquelles la force et l’habileté des sages seraient impuissantes à lutter? Une nation n’est pas sauvée parce qu’à sa tête elle a des administrateurs qui maintiennent le calme extérieur, qui gèrent ses finances, ou qui protègent son industrie et son agriculture. Les peuples comme les hommes ne vivent pas seulement de pain : il faut que, de loin en loin, quelques voix fassent vibrer les cœurs, les excitent à de plus hautes pensées et opposent au culte envahissant des intérêts matériels les notions sacrées et permanentes de la justice et du droit. Les hommes qui se donnent ainsi pour mission d’éclairer les esprits et de fortifier les âmes ne passeront peut-être point pour de grands politiques, parce que le public n’aperçoit pas le jour précis où ils ont travaillé au salut commun, et pourtant leur influence cachée aura modifié insensiblement les opinions et les dispositions de tout un siècle. Telle a été l’œuvre accomplie par Chateaubriand. Sa carrière politique, à l’entendre dans un sens étroit et borné, se résumerait en peu de mots et mériterait à peine un souvenir. Si l’on excepte la guerre d’Espagne, il a pris part à un petit nombre d’événemens considérables : il n’a pas su prévenir les catastrophes qu’il redoutait, ni conserver le seul gouvernement qu’il ait aimé; mais à côté du rôle apparent qu’a pu jouer le ministre ou le chef de parti sous la monarchie parlementaire, on doit distinguer un autre rôle plus délicat à saisir et plus important en réalité, celui de l’écrivain qui favorisa toute sa vie la reprise de la tradition et qui donna l’élan à l’esprit de liberté, non-seulement dans les livres qu’il publia sous la restauration pour la défense du trône et de la charte, mais longtemps avant que la carrière du publiciste lui fut ouverte, et dans ses ouvrages même les plus étrangers à la polémique, quand il se bornait à combattre les théories accréditées par la révolution et à préparer de fort loin un avenir meilleur. C’est précisément cette action de l’intelligence d’un homme sur l’opinion d’un peuple que M. Villemain excelle à mettre en lumière dans le livre où il raconte, avec tant de charme et d’autorité, la vie publique de Chateaubriand, et nous remet sous les yeux de nobles spectacles dont l’enseignement ne doit pas être