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trines ne passent pas pour être précisément du même ordre. Quoi qu’il en soit, le sentiment existait, et ne laissait échapper aucune occasion, même publique, de se manifester. À peine le vapeur apportant le courrier de Panama était-il accosté aux quais que le bulletin attendu circulait et faisait en un instant le tour de la ville : « Sébastopol n’est pas pris ! » Chacun avait cette phrase à la bouche, et l’on se félicitait comme s’il se fût agi du siège de New-York ou de Boston. Puis en moins d’une heure la rue Montgomery, centre principal du mouvement, était partout ornée de placards monstrueux, sur lesquels l’heureuse nouvelle se dessinait en lettres gigantesques, précédées et suivies des points d’exclamation les plus flamboyans : Sebastopol not taken ! Peu s’en fallait qu’on n’illuminât.

Ce qu’on ne saurait cependant trop louer dans les journaux californiens, c’est la libéralité avec laquelle ils se distribuent. Il semble qu’ils s’impriment par amour de l’art, et que toute idée de vente leur soit étrangère. Devant chaque bureau de journal sont des pupitres sur lesquels s’étale le numéro du jour, gratuitement offert en lecture au passant ; l’obligeance des rédacteurs est inépuisable à fournir d’exemplaires les navires de la rade, et il est rare que l’on en voie appareiller pour une destination quelconque sans avoir à bord une collection des diverses feuilles qui se publient à San-Francisco. Il est vrai qu’en échange ils comptent, de la part de celui qui arrive, sur tout le contingent qu’il peut fournir, et l’ancre n’est pas au fond, que l’on voit monter à bord un bataillon de nouvellistes expédiés par chaque éditeur. Signale-t-on le steamer de Panama avec le courrier d’Europe, des canots l’attendent à l’entrée du port, et remettent les dépêches à des exprès qui les apportent à l’imprimerie au galop de leur cheval. Une heure peut-être est ainsi gagnée. A. La vérité, la concurrence est grande, car, sans parler des feuilles mensuelles et hebdomadaires, on ne compte à San-Francisco pas moins d’une quinzaine de journaux anglais, espagnols, allemands et français. Pourtant, malgré ce nombre, malgré l’insuffisance apparente de gains à peu près bornés à une ferme d’annonces, tous non-seulement se maintiennent, mais prospèrent, tant est puissant le besoin de cette publicité, devenue partie intégrante de la vie américaine.

C’est surtout comme élément commercial que la presse est entrée aussi avant dans l’existence américaine, et si on y cherche quelques symptômes du développement intellectuel de San-Francisco, c’est, je le répète, parce que, sous ce point de vue, la société californienne est assez difficile à étudier. On craint de la calomnier en représentant ses préoccupations comme exclusivement limitées au culte des intérêts matériels ; mais on ne peut en même temps se refuser à l’évi-