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servi de prétexte, a ses causes premières dans les besoins de l’époque. Tout en repoussant l’invasion de la licence et des doctrines subversives, l’emploi funeste du mensonge et du sophisme, il faut reconnaître que les conditions qui firent prospérer jadis la petite cité calviniste ne sont plus compatibles avec le développement matériel dont aujourd’hui l’essor impérieux ne souffre guère de résistance. Quant à ce qui concerne le domaine moral, ne serait-ce pas faire injure au principe du libre examen que de le croire impuissant à supporter le régime de la tolérance et de la libre discussion? Au contraire on peut dire qu’il sortira vainqueur de cette nouvelle épreuve, pourvu qu’il l’accepte résolument et sache maintenir son indépendance envers et contre tous.

Jusqu’ici le parti conservateur est resté compacte. Ses échecs successifs ne l’ont point désorganisé. Il compte à peu près toujours le même nombre de voix dans le pays, et la génération qui s’élève, moins imbue des préventions et des rancunes suscitées par la lutte, lui sera plutôt favorable. Probablement donc une réconciliation s’opérera plus tard sur le terrain de la vraie liberté, dégagée de l’alliage impur que lui impose le radicalisme. Sans nier l’imminence du danger présent, on peut attendre des jours meilleurs. Le peuple genevois, malgré tous ses défauts, offre à l’observateur attentif quelques signes rassurans. L’amour du travail, le respect de l’honnête et du juste, les idées morales et religieuses, y comptent de très nombreux adeptes. Quand on songe aux circonstances qu’il a traversées, à l’action exercée sur lui par tant d’influences extérieures, aux réfugiés de toute sorte que le cataclysme de 1848 a jetés dans son sein, on est plutôt surpris que sa nationalité n’ait pas complètement disparu. Il ne faut pas oublier non plus que Genève est dans une période de transition, où le mal et le bien se confondent, où l’impatience des uns et la résistance des autres empêchent le progrès de suivre tranquillement sa marche régulière. Les principes qui firent l’honneur et la durée de l’ancienne république protégeront aussi son avenir. Le roc de Genève, où, suivant l’expression de M. Michelet, l’âpre génie de Calvin fixa la réforme, a éprouvé une de ces tempêtes qui soulèvent les flots de l’océan et font monter à la surface les impuretés cachées dans ses profondeurs. L’eau se retire en déposant un noir limon sur les riches campagnes naguère couvertes de récoltes abondantes, les conquêtes faites par le travail sur un sol ingrat semblent perdues; mais le roc demeure solide sur sa base, inaltérable dans sa forme, et la population réfugiée sur son sommet reprend déjà courage. Elle se met à l’œuvre de nouveau, et place encore une fois son espoir dans les principes de l’éternelle vérité.


J. CHERBULIEZ.