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ter en dehors du mouvement général de notre époque. Il fallait, bon gré, mal gré, qu’elle en subît l’influence. Les expédiens révolutionnaires n’ont fait que hâter une métamorphose que le temps aurait nécessairement amenée; mais la violence est mauvaise conseillère, et les peuples ne peuvent pas plus que les individus supporter un changement de régime trop brusque sans en souffrir. A la sage lenteur du progrès régulier ont succédé tout à coup l’audace et l’imprévoyance. On a voulu que Genève rompît subitement avec ses traditions pour se lancer dans les aventures. Comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, on est tombé d’un extrême dans l’autre, et le rigorisme un peu exagéré de l’ancien régime a fait place à la licence. On s’est trop souvenu que Genève, avant de devenir la forteresse de la réforme, avait été jadis une ville de plaisir, qu’au XVIe siècle le parti opposé à l’influence du grand réformateur s’appelait le parti des libertins[1]. On oubliait qu’à d’autres époques Genève porta l’austérité même à l’excès. Dans ses efforts pour combattre le débordement des hardiesses philosophiques, elle mit de la raideur, elle apporta souvent une étroitesse de vues peu conciliable avec la doctrine du libre examen. Cela n’étonne pas du reste quand on étudie la puissante organisation, à la fois religieuse et civile, que Calvin avait fondée, un pareil moule peut se briser, mais longtemps encore la société en garde l’empreinte. Le XVIIIe siècle ne réussit pas à l’effacer, et les tendances spiritualistes de Jean-Jacques Rousseau préservèrent sa patrie de l’influence voltairienne. Celle-ci maintenant essaie de prendre sa revanche; mais réussira-t-elle? On peut en douter, si l’on en juge par les étranges moyens qu’elle emploie. Les révolutionnaires qui travaillent à transformer Genève appartiennent à l’école française. L’indifférentisme religieux et le penchant matérialiste sont leurs traits distinctifs, renforcés encore chez eux par des haines personnelles aussi tenaces que violentes. Ils veulent à tout prix faire triompher, non des principes, mais des rancunes; peu leur importe de compromettre les vrais intérêts de la liberté. Le protestantisme, ennemi du joug clérical, favorable aux institutions constitutionnelles, aux mœurs républicaines, prêchant l’amour de l’ordre et le respect de la loi, est un obstacle à leurs projets subversifs, et sans aucun scrupule ils veulent le détruire, au risque de faire ainsi rétrograder Genève. La révolution genevoise ne s’est pas contentée d’une alliance politique avec le parti ultramontain, elle a de plus cherché les moyens d’affaiblir l’église protestante en la privant de ses meilleurs appuis. L’académie d’abord, puis la compagnie des pasteurs, ont été tour à tour en butte aux

  1. Il est vrai qu’alors ce nom désignait plutôt les défenseurs de la liberté contre les prétentions de Calvin.