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de la Nouvelle Héloïse à préférer un tableau idéal à la réalité. Lorsqu’on quitte la plaine au mois d’avril, on a déjà joui des sourires du printemps. Le gazon renaissant couvre la terre d’un tapis couleur d’émeraude. Les saules balancent au bord des ruisseaux leurs chatons argentés, et sur la lisière des forêts rayonne le calice d’argent de l’anémone des bois. Les vignes sont plus tardives, les noyers ne sont pas pressés d’entr’ouvrir leurs larges boutons, et comme les bords du lac de Genève n’ont guère d’autre végétation que des noyers et des vignes, cette contrée présente aux premiers beaux jours un aspect qui ne séduit point les regards et ne parle nullement à l’imagination. On s’en ferait donc une idée fort inexacte, si on ne la visitait qu’en cette saison de l’année.

Le lendemain de mon arrivée, je me promenais dans le village de Veytaux, où je m’étais établie. J’entrai dans la maison d’une vieille femme qui excitait l’intérêt de tous les étrangers par la patience avec laquelle elle supportait ses souffrances et les épreuves de sa condition. Catherine était une personnification intéressante de cette race gauloise qui oppose aux coups du sort une gaieté intrépide. Ses yeux brillaient par momens d’un feu singulier. Maigre et sèche, sa peau avait été tannée par le brûlant soleil qui dévore les coteaux de ce pays. Sa taille était courbée par le travail, dans lequel les Vaudois déploient une indomptable ardeur. Sur sa coiffe de soie noire, garnie de dentelles, elle plaçait, en l’inclinant un peu, un chapeau de paille d’une forme bizarre, que j’ai vu seulement dans cette contrée, et dont le bord complètement horizontal est surmonté d’une coupole terminée par une pointe. Elle me reçut avec cette politesse qu’on trouve dans toutes les classes chez les peuples de civilisation latine, et qui fait un contraste si frappant avec la rudesse germanique. À côté d’elle était assise une jeune personne qui se leva précipitamment et se jeta dans mes bras.

Éléonora de Haltingen s’était fixée à Veytaux, au commencement de novembre 1856, avec sa mère et une vieille dame de compagnie. Elle avait conservé tous ses charmes. On pouvait la regarder comme le type achevé d’une beauté allemande, type qu’on retrouve, chose remarquable, admirablement peint dans nos ballades roumaines. C’était bien cette belle Hélène aux cheveux dorés, qui inspire au soleil, son divin frère, une passion si violente qu’il veut renoncer pour elle à son trône éblouissant. Seulement, sous le beau ciel de la Roumanie, tout respire la vie et la vigueur ; les filles de la Dacie, même quand elles sont blondes, ont une apparence de force qui fait songer aux robustes prisonniers de la colonne trajane. Il n’en est pas ainsi sur les rives brumeuses du Rhin. Mlle de Haltingen était, il est vrai, ravissante : son front d’albâtre était couronné d’une chevelure