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l’Angleterre vaut mieux pour eux que celui d’un peshwa vindicatif et jaloux, et cette insurrection, toute formidable qu’elle a été, n’offrait pas, même à ses débuts, assez de chances de succès pour que les fils des râdjas amnistiés une première fois, puis confirmés dans leurs états par les Européens victorieux, risquassent imprudemment leur couronne et leur tête. On n’est hardi que quand on a tout à gagner et rien à perdre. Telle est en effet la situation de Nana-Sahib, que les Anglais ont toujours refusé de reconnaître comme peshwa. Il a donc hérité d’un vain titre; mais Badji-Rao, en lui léguant ses mauvaises passions et ses rancunes implacables, se vengeait à la manière du Parthe vaincu, qui décoche en fuyant sa flèche meurtrière.

L’empire de Dehli, frappé au cœur par les Mahrattes, est passé aux mains de l’Angleterre; l’empire mahratte démembré est devenu à son tour la proie de cette puissance. Les indigènes disciplinés et formés au service militaire ont aidé leurs nouveaux maîtres à asservir l’Inde entière. Après les révolutions sont venues les guerres de la conquête; la conquête poussée à ses limites extrêmes a produit des annexions injustes, et la révolte des cipayes a suivi. Depuis plus d’un siècle, le sang n’a cessé de couler dans ces malheureuses contrées, si belles pourtant et si bien faites pour être heureuses! La civilisation européenne n’y a point pris racine; au lieu d’y encourager les progrès du christianisme, les conquérans ont cru devoir pactiser avec l’idolâtrie. Ils espéraient ainsi faire servir la tolérance au succès de leur politique; ont-ils réussi? Les événemens contemporains répondent d’eux-mêmes à cette question. Ce qui se passe aujourd’hui dans l’Inde prouve que la barbarie y est toujours vivante, et malheureusement les mesures prises par les Anglais pour la combattre ne sont dictées ni par l’humanité ni par la saine raison. Les Hindous sont d’ordinaire si mal gouvernés par leurs râdjas, que le régime britannique devait leur sembler peu oppressif; mais les peuples n’écoutent pas toujours leurs intérêts ; il y a des momens où le sentiment de l’indépendance se réveille en eux à leurs risques et périls, et, pour arrêter ces élans impétueux, il faut que les conquérans sachent allier à la justice la bienveillance, les bons traitemens et l’absence complète de préjugés. C’est en respectant l’amour-propre des indigènes, en comprenant leurs besoins et en pénétrant le fond de leur caractère, que sir John Malcolm contribua si puissamment pour sa part à pacifier l’Inde à l’époque de la crise qu’on vient de raconter. Vers ce gentilhomme loyal, généreux et humain se tournaient avec confiance au moment suprême les fiers Mahrattes, les Afghans intraitables, les Bheels sauvages et les Pindarries indisciplinés. C’est en pardonnant beaucoup qu’il désarma les dernières résistances.


TH. PAVIE.