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tôt ou tard Adalbert céderait aux conseils du marquis et aux vœux de sa famille, et qu’il serait finalement un prince allemand pareil à tant d’autres.

Il suffisait par malheur qu’Adalbert eût laissé entrevoir ses plans pour que Mlle de Haltingen se trouvât exposée à tous les ’traits de la calomnie et de la jalousie la plus basse. Je remarquai bientôt avec stupéfaction que l’animosité de ses compagnes croissait chaque jour. Les mères, non moins jalouses que leurs filles, s’indignaient ouvertement de ce qu’elles nommaient ses prétentions. Ces manœuvres étaient d’autant plus perfides qu’elles décourageaient Adalbert même avant le combat. Une personne qui lui semblait parée de tous les charmes et de toutes les vertus déplaisait à la cour presque entière, aux hommes comme aux femmes, aux jeunes ainsi qu’aux vieux. Il s’étonna d’abord de cette hostilité générale dont un esprit plus pénétrant n’aurait pas tardé à comprendre les motifs. Au lieu d’en chercher les, causes, le jeune prince commença à supposer qu’il s’était peut-être trompé dans ses appréciations. Comme Éléonora devenait de plus en plus mélancolique, il ne lui fut pas difficile de lui trouver des caprices et des torts. La noble fille avait juré au fond du cœur qu’elle ne donnerait jamais sa main à un esclave des préjugés du monde : loin de rien faire pour triompher des irrésolutions de ce cœur timide, elle n’essaya même pas de lutter contre des adversaires qu’elle apprit à mépriser en les voyant agir. En quelques mois, cette âme naïve acquit du monde une expérience consommée. La hauteur brutale d’Eberhard, la rapacité mal déguisée de la princesse, la versatilité de ses meilleures amies, la lâche complicité des indifférons, les tergiversations d’Adalbert, lui inspirèrent un inexprimable dégoût. Dans nos fréquens entretiens, au lieu de me parler, comme autrefois, des nobles instincts de l’humanité, elle répétait avec affectation les axiomes mélancoliques de la Bible. « Tout homme est menteur, » disait-elle, ou bien : « Personne n’est bon, si ce n’est Dieu ! » Disposée par de cruelles déceptions à considérer la vie sous un autre point de vue, elle affectionnait ce refrain d’une vieille chanson suédoise :

Ne croyez pas à la vie,
Ne croyez pas au bonheur.

Je n’épargnais ni les raisonnemens, ni les preuves d’amitié pour distraire la charmante Éléonora. Je m’épuisais en considérations philosophiques sur les inconvéniens d’un découragement exagéré, sur les dangers de la misanthropie. Mlle de Haltingen me serrait la main avec un doux et triste sourire. Je lisais dans ses beaux yeux, à