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chute de l’empire, il avait lutté avec la même vigueur contre le progrès des idées libérales. La révolution de 1830 n’avait en rien modifié ses idées, et il ne laissait échapper aucune occasion d’appeler le roi Louis-Philippe un jacobin.

Lorsque le prince Eberhard vint avec la princesse rejoindre son fils à Dresde, Éléonora l’eut à peine entrevu qu’elle fut saisie de tristesse et d’épouvante. C’était un homme d’une taille colossale, d’un aspect formidable. Sa voix retentissait dans les salons avec la même force qu’aux champs de Leipzig. Il semblait dédaigner la politesse la plus vulgaire, et traitait de manie française tout usage contraire aux vieilles habitudes germaniques. Sous prétexte que l’Allemagne devait appartenir uniquement aux Germains, il eût volontiers bâti le long du Rhin une muraille de la Chine. Tout Français qui essayait de franchir le fleuve allemand était un émissaire des sociétés secrètes, et le touriste anglais le plus inoffensif un agent des révolutionnaires de la Grande-Bretagne. Malgré ces furibondes tirades, le prince Eberhard se croyait un « bon homme, » et il l’était à sa manière. Il menait dans ses états une vie modeste et même rustique. Il aimait autant la bière, la choucroute et le tabac que le dernier des paysans, et traitait les gentilshommes aussi durement que les bourgeois, « Ministre de Dieu » pour représenter l’Éternel dans la principauté de ***, il gouvernait ses sujets avec une certaine impartialité, c’est-à-dire que les richesses de la noblesse excitaient autant son avidité que l’argent des « manans. » Il avait, pour remplir ses coffres, inventé une multitude de monopoles et d’expédiens. C’est ainsi qu’il s’était, si je ne me trompe, réservé le droit exclusif de louer des ânes aux ladies qui fréquentaient les eaux de ***. Les passeports lui rapportaient chaque année des bénéfices considérables. En un, mot, il exploitait sa principauté comme une ferme dont il fallait tirer le meilleur parti possible. Trop sagace pour ne pas craindre les révolutions, il plaçait ses fonds dans les pays libres, les seuls qui lui semblassent, paraît-il, à l’abri des bouleversemens politiques. Quand il s’agissait de ses intérêts, ce petit despote rendait justice à la liberté !

À peine arrivé à Dresde, le prince Eberhard fut informé par ses intimes de l’ascendant qu’Éléonora exerçait sur son fils. Il attacha d’abord très peu d’importance aux projets d’un jeune homme qui n’avait jamais su, disait-il, avoir une volonté ; mais la princesse Ernestine, sa femme, ne partagea point cette sécurité : elle savait que les caractères faibles sont capables d’une résistance passive dont il est souvent fort difficile de triompher. Or la pensée d’une alliance avec les Haltingen la mettait en fureur ou au désespoir. Eberhard personnifiait le régime aristocratique avec autant de ténacité