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l’étranger qui s’y promène sans savoir qu’il parcourt une ville bâtie sur pilotis, comme Venise ou Amsterdam, est tout étonné d’apercevoir l’eau sous ses pieds, à quelques mètres des planches qui forment le sol de la rue. Entre deux maisons achevées, il verra l’emplacement vide attendant la troisième, c’est-à-dire un puits où sera souvent amarré un bateau, grâce auquel il pourra visiter le quartier dans un incognito oublié par le diable boiteux. Plus loin, il rencontrera un navire échoué dans la vase, retardataire englobé dans un pâté de maisons, devenu maison lui-même après avoir servi de demeure flottante dans le dénûment des premières années. Enfin, arrivé aux quais, en arrière desquels ont été rejetés tous les grands magasins et entrepôts de marchandises, il verra se déployer à l’aise les mille industries qu’engendre un grand port de commerce, restaurans en plein vent, tabagies, grog-shops, changeurs, revendeurs, marchands de tout genre ; devant ce front bigarré, un croisement continuel de voitures, de piétons ; partout le mouvement et cette activité américaine où l’ordre semble naître de la confusion.

Il est peu de progrès qui ne se traduisent en chiffres. Ici cette ville de premier ordre, sortie de terre ou mieux de l’eau en moins de temps que nous n’en mettons à construire une ligne ordinaire de chemin de fer, cette ville ne se créait qu’au prix des conditions financières les plus anormales. À un sol montueux et hérissé d’élévations on avait donné une déclivité égale et commode : les collines rasées avaient servi soit à remplir les creux, soit à combler l’espace libre entre les pilotis ; mais la valeur des terrains ainsi formés s’était nécessairement ressentie du prix exorbitant de la main-d’œuvre. Pour en donner une idée, nous choisirons comme exemple la portion de la ville construite sur pilotis, portion qui, en sa qualité de bien municipal, a fourni à plusieurs reprises la matière de ventes considérables. On voit encore aujourd’hui la mer qui borde le rivage de San-Francisco découpée en segmens plus ou moins étendus au moyen de lignes de pieux sortant de l’eau : ce sont les water-lots dont nous parlons. Une semblable propriété, si avantageuse qu’en fût la situation, ne pouvait qu’être onéreuse au début par les travaux qu’elle imposait. Aussi en 1847, avant la découverte de l’or, même dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire sur la laisse de basse mer, ces lots se vendaient-ils au maximum sur le pied de 65 centimes le mètre : dès lors en effet, les Américains commençaient à pousser leur ville sur les flots. Six ans plus tard, en 1853, alors que la grande fièvre de construction commençait déjà à diminuer, des water-lots, moins avantageusement situés que les précédens, se vendaient en moyenne au prix de 333 francs le mètre, et 592 francs lorsque le lot devait former le coin de deux rues :