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égoïsme sordide ; chaque homme semblait voir un ennemi dans son semblable. » Personne ne paraissait heureux !… Le reproche n’était que trop vrai, et pouvait encore trouver son application lorsque nous arrivâmes en Californie, alors que s’était calmée la fièvre des premiers occupans, de ces vétérans de 1849, désignés dans le pays sous le nom expressif de forty-niners.

On conçoit qu’il fût assez difficile de pourvoir, en quelque sorte du jour au lendemain, aux besoins de la population qui affluait ainsi de toutes parts. Lui bâtir des maisons était matériellement impossible, alors que la moindre construction, tant par le coût de la main-d’œuvre que par le prix des matériaux, revenait à un dollar la brique. Le bois au contraire ne revenait guère qu’à 8 francs le mètre ; des hangars et des baraques s’élevèrent donc en différens points, destinés à servir d’hôtels ou de restaurans, et en même temps la grande masse des nouveaux débarqués campait sous le frêle abri de tentes improvisées, souvent aussi en plein air. Ces tentes couvraient tout, grimpaient au sommet des collines, s’éparpillaient sur leurs flancs, descendaient dans les vallées les plus fangeuses, et lorsque arriva la saison pluvieuse, qui cette année fut plus longue, plus rude et plus hâtive que de coutume, ces misérables demeures elles-mêmes devinrent presque inhabitables au milieu des flaques d’eau stagnantes et miasmatiques qui les entouraient. Les apparences de rues tracées dans ce dédale se trouvèrent de même converties en bourbiers infects, réceptacles d’immondices et de débris organiques de tout genre, ou en véritables fondrières où l’homme disparaissait souvent jusqu’à mi-corps. On comprend quels ravages devaient exercer les maladies nées de cette profonde insalubrité sur une population déjà affaiblie, tant par les fatigues du voyage que par les privations multipliées de cette existence sans nom.

Tels furent les commencemens de San-Francisco. Qui l’eût revu au bout de trois ou quatre ans seulement se serait certainement refusé à reconnaître, dans la ville monumentale étalée sous ses yeux, l’informe amas de taudis encore présent à son souvenir. Deux gravures, populaires dans le pays, résument ce progrès sous une forme saisissante. La première reproduit l’aspect de 1849 ; on dirait le coup d’œil confus et désordonné d’un vaste camp de bohémiens. La seconde représente la ville de 1854 : d’interminables rues symétriquement alignées, où les voitures roulent sur un solide plancher de sapin, en attendant un pavage définitif ; d’imposantes et massives constructions[1] ; une industrie productive, se révélant par les nombreuses

  1. Nous n’entendons pas dire ici qu’à cette date la brique dominât dans les constructions, mais les maisons de bois de 1854 étaient loin des baraques primitives de 1849, et se seraient même perpétuées encore de langues années à San-Francisco sans le terrible danger des incendies. Elles offraient dans certains cas des facilités que ne comportent pas les édifices en briques, et c’est ainsi que je vis une de ces maisons, de 22 mètres de façade sur 15 de profondeur, et d’un poids de 5,500 tonneaux, élevée dans son ensemble de plus d’un mètre au moyen d’un appareil hydraulique. Les habitans n’en étaient pas sortis et continuaient à vaquer à leurs affaires pendant l’opération ; le trottoir était soulevé en même temps, et le public y passait dans tous les sens.