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Péruviens et Chiliens ; puis les navires d’Europe étaient arrivés à leur tour, le courant de passage s’était établi à travers l’isthme de Panama, et le chiffre des débarquemens se trouvait, à la fin de l’année, porté à plus de quarante mille. Sur ce nombre, on ne comptait que sept cents femmes, fait significatif, où nous trouverons la clé de mainte anomalie, lorsque nous en viendrons à étudier la société nouvelle qui se formait dans ce milieu sans précédens. Tout ce monde ne séjournait que peu à San-Francisco, mais déjà la ville était le centre naturel du mouvement du pays ; les mineurs y venaient chercher, au lieu du repos qui leur eût été si nécessaire, des plaisirs aussi dangereux que le rude labeur des placers, et l’avide phalange des spéculateurs y avait élu domicile. Par l’importance des intérêts mis en jeu, ce port, inconnu dix-huit mois auparavant, était donc à la veille de devenir une place de commerce de premier ordre. À la vérité il fallait pour cela sortir d’abord de la situation exceptionnelle de ces premiers temps ; ainsi les navires arrivaient, mais se trouvaient, le soir même du mouillage, dans l’impossibilité de repartir, par suite de la désertion de leur équipage. La plupart d’entre eux étaient, dans cette prévision, des carcasses hors de service, véritables diligences d’émigrans destinées à pourrir sur place après s’être débarrassées de leur chargement humain. On voyait encore en 1854 une vingtaine de ces bâtimens, tous fournis par notre pavillon, abandonnés et réunis en un groupe désigné sous le nom de bloc français, et à la fin de 1849 on en comptait de la sorte sur rade plus de quatre cents de toutes nations. D’autres navires, porteurs de riches cargaisons auxquelles les circonstances donnaient une valeur parfois sans limites, n’en éprouvaient pas moins d’interminables difficultés à les faire transporter à terre. C’était l’époque des salaires fabuleux ; le simple manœuvre gagnait un dollar (5 fr. 30) l’heure, et n’en avait pas qui voulait ; l’ouvrier de profession faisait payer sa journée jusqu’à 20 dollars, et les charpentiers se mirent en grève plutôt que de voir leurs gains quotidiens descendre au-dessous de 85 francs. Every body made money, s’écrie avec enthousiasme une curieuse chronique californienne[1] ; « tout le monde faisait de l’argent, et chacun devenait riche du jour au lendemain. » Sans nous arrêter à faire observer à l’auteur que lorsque tout le monde est riche, c’est comme si personne ne l’était, je ne puis m’empêcher de rapprocher sa remarque admirative d’une phrase que je trouve dans le récit d’un autre témoin oculaire de ces scènes : « Au milieu de cette prodigieuse activité, dit ce dernier[2], personne ne paraissait heureux ; partout des visages inquiets, partout une avidité maladive, un

  1. Annals of San-Francisco, New-York, 1855.
  2. Adventures of a Gold Seeker in California, by William Shaw.