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Ajax, fils d’Oïlée, défiant les dieux, est plus poétique, mais il est beaucoup moins courageux. Il faut dire à l’honneur de cet homme indomptable que sa haine s’arrêta à la chute de l’empereur. « Il ne fut désarmé que par les défaites. Alors il se tut. Les désastres consommés, il alla même jusqu’à le défendre. On n’entendit plus un mot de blâme sortir de sa bouche. La pitié fut plus forte que la haine. Peut-être aussi que le combat de l’orgueil avait cessé. »

La mère de M. Quinet était protestante et libérale. Son protestantisme était exempt de tous ces préjugés, de toutes ces haines étroites et mesquines, de tout ce jargon à l’usage particulier d’une coterie, qui distinguent d’ordinaire les sectes, et trop souvent aussi, hélas ! les opinions des minorités. Grâce à la tolérance de sa mère, M. Quinet ne connut du protestantisme que ce qu’il a de plus élevé et de plus pur, la piété sans emphase, la religion domestique, le sérieux des affections, l’indépendance tempérée par l’équité ; il ignora ses négations, ses haines, ses inconséquences dogmatiques, toute la partie périssable de ce noble culte. Mme Quinet poussa même le libéralisme jusqu’à permettre que ses enfans fussent élevés dans la religion catholique, sûre qu’elle était du pouvoir de son âme maternelle. N’entrevoyez-vous pas dans ce seul fait la direction que prendront naturellement plus tard les idées du jeune homme, la croyance invincible au sentiment religieux, l’importance extrême attribuée à l’idée de religion pure, dégagée de tout symbole, le dédain des formes extérieures et des symboles arrêtés, la conviction que la valeur de l’éducation est en rapport exact avec la valeur de la religion sur laquelle elle est fondée, et par-dessus tout la haine de l’intolérance, de l’oppression dogmatique ? Les écrits de M. Quinet sont pour ainsi dire en germe dans cette austère et libre éducation. Le libéralisme et l’esprit religieux de sa mère se maintenaient l’un par l’autre dans un équilibre parfait ; pas plus d’indiscipline dans les opinions libérales que de pédanterie dans la religion. Elle aimait le XVIIIe siècle et goûtait l’esprit de Voltaire ; mais elle éloigna longtemps des yeux de son fils les écrits de Jean-Jacques, dont elle craignait « l’esprit retors et la sentimentalité. » L’enthousiasme enfin dominait cet ensemble de facultés remarquables, et prêtait les ailes de la poésie à cette gravité protestante. Elle aimait avec passion les nobles écrits de Mme de Staël et avait héroïquement pris parti pour cette illustre personne dans un temps où il était de mode, dans le monde des bourgeois, de couvrir de ridicule l’espèce de duel qu’elle avait engagé avec l’empereur. C’est de sa mère que M. Quinet reçut la première notion d’égalité et de démocratie ; l’anecdote vaut la peine d’être racontée, car elle éclaire d’un rayon rapide et vif certains sentimens éternels de la nature humaine. « J’avais pour compagnon inséparable un petit paysan nommé Gustin, plus âgé que moi de trois ou