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les deux points extrêmes de la vie de l’auteur, sa jeune et fraîche aurore, son tranquille et majestueux déclin. Les poésies de ces deux époques mêlent et confondent leurs couleurs, sans qu’aucun ton faux résulte de ce mélange ; le récit est sobre et simple, comme si les souvenirs étaient trop récens pour que la mémoire puisse errer, trop lointains pour que i’imagination se complaise à ces mille détails qui nous semblent si importans au moment même où ils s’accomplissent, et qui sont destinés à mourir avec le jour qui passe. M. Quinet est en effet arrivé à l’âge favorable entre tous pour rappeler ses premières impressions d’enfance dans toute leur sincérité. Dans la jeunesse et même durant la première période de l’âge mûr, l’enfance est comme reléguée dans un éloignement quasi-fabuleux. Un abîme énorme sépare la vie de l’enfant de celle du jeune homme ; c’est à peine si le jeune homme se souvient qu’il a été enfant, et qu’il peut rappeler en lui ses premières impressions, écrasées et obscurcies sous les nouvelles et abondantes sensations qui bouleversent son âme. Pompeï ne fut pas plus promptement ensevelie sous les laves du Vésuve que la vie de l’enfant ne l’est sous les passions de la jeunesse et les activités de l’âge mûr ; mais lorsque les laves sont enfin épuisées et lorsque la fatalité nous a condamnés au silence et au repos, la vie de l’enfance se dresse devant nous, comme si nous venions à peine de la quitter. Nous pensions être « bien loin du point de départ, et voilà qu’en étendant la main nous pourrions toucher la maison que nous venons de quitter. Y a-t-il donc si longtemps que nous avons cessé d’être enfans ? Il semble que c’était hier ! Tous les souvenirs de cette époque heureuse acquièrent alors une importance extrême. On s’aperçoit que cet âge en apparence si stérile a été l’âge fertile par excellence ; on compare les incidens de la vie active avec ceux de l’enfance, et on est obligé d’avouer que ces incidens qui nous avaient paru si grands, qui nous avaient remplis de tant de fièvre et d’anxiété, ont moins d’importance réelle que l’impression de tel paysage ou la lecture de tel livre sur une âme d’enfant. Quel est le jour où nous avons eu pour la première fois un sentiment profond de la justice ? C’est le jour où nous nous sommes élevés contre l’iniquité d’un précepteur ou d’un camarade. Quel est le jour où nous avons eu le premier sentiment de la liberté ? Ce n’est pas au milieu des désordres et de la licence de la jeunesse que ce jour s’est rencontré, c’est dans l’enfance, alors que, dégagés de toute surveillance, nous avons erré dans quelque campagne solitaire, maîtres de nos actions. Ce que nous sommes devenus, c’est à l’enfance que nous le devons. Comment donc avons-nous pu l’oublier si longtemps ? Les souvenirs oubliés se lèvent alors avec une vivacité affectueuse et un tendre empressement,