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charge de justifier d’un acte d’acquisition ou d’une prestation quelconque. L’antagonisme entre deux mesures aussi rapprochées l’une de l’autre était frappant : où l’une avait vu l’usurpation des seigneurs, l’autre supposait une concession originaire à titre gratuit. On s’est demandé si ce brusque revirement n’était pas dû à la haute influence des seigneurs à cette époque. La correspondance du temps n’a encore rien révélé de précis à cet égard ; mais il est assez difficile d’admettre que la noblesse n’ait pas élevé la voix contre l’édit de 1667, elle qui défendait avec tant d’ardeur ses plus légères prérogatives, et il est tout aussi difficile d’imaginer que ses réclamations n’aient pas eu quelque succès, quand on voit par quels ménagemens et à l’aide de quels prodiges de tactique Colbert lui-même était réduit à obtenir le don gratuit des états, où la noblesse était toute-puissante. L’archevêque de Toulouse écrit à Colbert qu’il a passé douze jours avant la session à caresser les barons et les évêques, et dans une lettre de cabinet le roi se croit obligé de reconnaître la dextérité du président de l’assemblée[1] : aujourd’hui l’expression nous paraîtrait spirituelle et légèrement railleuse ; elle n’était alors que juste. La Correspondance administrative offre mille traits de ce genre et démontre qu’en serrant un peu les cordons de la bourse provinciale, la noblesse pouvait arrêter les réformes des ministres et plus d’une volonté du grand roi.

La révolution de 1789 reprit l’œuvre inachevée et pour ainsi dire oubliée de Colbert. Les édits de Louis XIV étaient restés lettres mortes après lui et même pendant son règne. Le principe de l’inaliénabilité introduit par l’édit de 1667 en faveur des biens communaux avait été fort peu respecté, et de nombreuses ventes avaient eu lieu sans autorisation préalable du souverain. Les seigneurs haut-justiciers avaient pu s’affranchir des règles prescrites pour le triage. Les communes furent donc autorisées de nouveau à rentrer dans les biens dont elles avaient été antérieurement dépouillées, même en vertu d’édits et de jugemens. Il leur suffit de justifier qu’elles en avaient eu la possession ; la présomption de propriété était en leur faveur, et elle ne pouvait céder que devant la production d’un titre régulier de la part des seigneurs. Il leur fut permis également de demander la révocation des triages effectués à leur préjudice depuis l’ordonnance de 1669. L’économie des lois de cette époque n’était au fond que celle de l’édit de 1667 et des édits antérieurs : elle supposait l’usurpation seigneuriale. L’œuvre de l’assemblée constituante et de l’assemblée législative ne fut donc point plus révolutionnaire que celle de Colbert et de Louis XIV. Combien d’autres

  1. Lettre du 1er janvier 1672.