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population s’était trouvée répandue sur le territoire gallo-romain par le fait de la conquête, et le champ du vaincu était devenu l’objet d’un partage. Selon Montesquieu, les Bourguignons et les Visigoths eurent les deux tiers des terres ; mais ces deux tiers ne furent pris que dans certains quartiers qu’on leur assigna. Quant aux Francs, ils ne dépouillèrent pas non plus le Romain dans toute l’étendue de leurs conquêtes. Qu’auraient-ils fait de tant de terres ? Ils prirent celles qui leur convinrent et laissèrent le reste. Le Bourguignon, guerrier et pasteur, ne dédaignait pas de prendre des friches ; le Romain gardait les terres les plus propres à la culture ; les, troupeaux du Bourguignon engraissèrent le champ du Romain[1]. Si les choses ne se passèrent pas avec la précision, avec l’extrême simplicité à laquelle le génie de Montesquieu se plaisait à tout ramener avec un séduisant laconisme, du moins n’est-il plus permis de douter, après les nouvelles explorations de la science moderne, que non-seulement le Romain conserva de grandes possessions, mais que la personnalité du municipe ne subsista pas à titre purement nominal, qu’elle ne demeura pas avec des administrateurs sans biens à administrer, avec des charges sans ressources à employer ; qu’elle garda, au contraire, son ancienne organisation et une grande partie de ses biens. Il y a mieux, les restes des latifundia et des autres biens municipaux furent encore assez importans, assez considérables pour tenter la puissance féodale à une époque où tout devait subir ses volontés et fléchir sous ses pas, peuple et institutions. Au Xe siècle, on peut compter les cités qui n’ont pas encore perdu leur administration et leurs biens : ce sont les grandes villes ou la bourgeoisie, plus compacte et plus ferme, a osé élever forteresse contre forteresse et repousser l’empiétement du seigneur ou de l’évêque ; mais les petites cités et les villages n’ont plus rien en propre, leur sujétion est complète ; parfois le pouvoir féodal qui les domine est double et se partage entre la puissance ecclésiastique et celle du comte ou vicomte. Que pouvaient-ils retenir quand il ne restait plus aux particuliers eux-mêmes que le souvenir de leurs droits ? Le petit propriétaire, manquant de garanties suffisantes, s’était dépouillé de ses biens en faveur de l’évêque ou du seigneur, et les avait reçus ensuite de ses mains avec l’empreinte féodale sous le titre de fiefs ; il avait échangé sa propriété contre un fermage perpétuel ; il s’était fait tenancier, colon, et parfois simple domestique des églises ou des hommes puissans ; c’est à ce prix seulement qu’il avait échappé à la persécution. Marculfe nous a conservé la formule de cette inféodation, qui livra à la puissance féodale tous les biens libres, et

  1. Esprit des Lois, livre XXX, chap. 8 et 9.