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ELLE ET LUI.

quand elle s’est vivement exprimée pendant sa période de fièvre, elle doit, ou tomber d’elle-même, ou nous briser. Qu’en dites-vous ? Chaque âge n’a-t-il pas sa force et sa manifestation particulières ? Ce que l’on appelle les diverses manières des maîtres, n’est-ce pas l’expression des successives transformations de leur être ? À trente ans, vous sera-t-il possible d’avoir aspiré à tout sans rien étreindre ? Ne vous sera-t-il pas imposé d’avoir une certitude sur un point quelconque ? Vous êtes dans l’âge de la fantaisie ; mais bientôt viendra celui de la lumière. Ne voulez-vous pas faire de progrès ?

— Dépend-il de moi d’en faire ?

— Oui, si vous ne travaillez pas à déranger l’équilibre de vos facultés. Vous ne me persuaderez pas que l’épuisement soit le remède de la fièvre : il n’en est que le résultat fatal.

— Alors quel fébrifuge me proposez-vous ?

— Je ne sais : le mariage peut-être.

— Horreur ! s’écria Laurent en éclatant de rire. Et il ajouta, en riant toujours, et sans trop savoir pourquoi lui venait ce correctif :

— À moins que ce ne soit avec vous, Thérèse. Eh ! c’est une idée, cela !

— Charmante, répondit-elle, mais tout à fait impossible.

La réponse de Thérèse frappa Laurent par sa tranquillité sans appel, et ce qu’il venait de dire par manière de saillie lui parut tout à coup un rêve enterré, comme s’il eût pris place dans son esprit. Ce puissant et malheureux esprit était ainsi fait que, pour désirer quelque chose, il lui suffisait du mot impossible, et c’est justement ce mot-là que Thérèse venait de dire.

Aussitôt ses velléités d’amour pour elle lui revinrent, et en même temps ses soupçons, sa jalousie et sa colère. Jusque-là, ce charme d’amitié l’avait bercé et comme enivré ; il devint tout à coup amer et glacé. — Ah ! oui, au fait, dit-il en prenant son chapeau pour s’en aller, voilà le mot de ma vie qui revient à propos de tout, au bout d’une plaisanterie comme au bout de toutes choses sérieuses : impossible ! Vous ne connaissez pas cet ennemi-là, Thérèse, vous aimez tout tranquillement. Vous avez un amant ou un ami qui n’est pas jaloux, parce qu’il vous connaît froide ou raisonnable ! Ça me fait penser que l’heure avance, et que vos trente-sept cousins sont peut-être là, dehors, qui attendent ma sortie.

— Qu’est-ce que vous dites donc ? lui demanda Thérèse stupéfaite ; quelles idées vous viennent ? Avez-vous des accès de folie ?

— Quelquefois, répondit-il en s’en allant. Il faut me les pardonner.