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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je vous ai dit que je vous aimais, vous m’avez répondu que vous ne pouviez croire à l’amitié d’une femme.

— Je croirais peut-être à la vôtre ; vous devez avoir le cœur d’un homme, puisque vous en avez la force et le talent. Rendez-la-moi.

— Je ne vous l’ai pas ôtée, et je veux bien essayer d’être un homme pour vous, répondit-elle ; mais je ne saurai pas trop m’y prendre. L’amitié d’un homme doit avoir plus de rudesse et d’autorité que je ne me crois capable d’en avoir. Malgré moi, je vous plaindrai plus que je ne vous gronderai, et vous voyez déjà ! Je m’étais promis de vous humilier aujourd’hui, de vous mettre en colère contre moi et contre vous-même ; au lieu de cela, me voilà pleurant avec vous, ce qui n’avance à rien.

— Si fait, si fait, s’écria Laurent. Ces larmes sont bonnes, elles ont arrosé la place desséchée, peut-être que mon cœur y repoussera ! Ah ! Thérèse, vous m’avez déjà dit, une fois que je me vantais devant vous de ce dont je devrais rougir, que j’étais un mur de prison. Vous n’avez oublié qu’une chose, c’est qu’il y a derrière ce mur un prisonnier ! Si je pouvais ouvrir la porte, vous le verriez bien ; mais la porte est close, le mur est d’airain, et ma volonté, ma foi, mon expansion, ma parole même, ne peuvent le traverser. Faudra-t-il donc que je vive et meure ainsi ? De quoi me servira, je vous le demande, d’avoir barbouillé de peintures fantasques les murs de mon cachot, si le mot aimer ne se trouve écrit nulle part ?

— Si je vous comprends bien, dit Thérèse rêveuse, vous pensez que votre œuvre a besoin d’être échauffée par le sentiment.

— Ne le pensez-vous pas aussi ? N’est-ce pas là ce que me disent tous vos reproches ?

— Pas précisément. Il n’y a que trop de feu dans votre exécution, la critique vous le reproche. Moi, j’ai toujours traité avec respect cette exubérance de jeunesse qui fait les grands artistes, et dont les beautés empêchent quiconque a de l’enthousiasme d’éplucher les défauts. Loin de trouver votre travail froid et emphatique, je le sens brûlant et passionné ; mais je cherchais où était en vous le siége de cette passion : je le vois maintenant, il est dans le désir de l’âme. Oui, certainement, ajouta-t-elle, toujours rêveuse, comme si elle cherchait à percer les voiles de sa propre pensée, le désir peut être une passion.

— Eh bien ! à quoi songez-vous ? dit Laurent en suivant son regard absorbé.

— Je me demande si je dois faire la guerre à cette puissance qui est en vous, et si, en vous persuadant d’être heureux et calme, on ne vous ôterait pas le feu sacré. Pourtant… je m’imagine que l’aspiration ne peut pas être pour l’esprit une situation durable et que