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ELLE ET LUI.

— Un homme de cœur, moi ! Oui, si vous l’entendez comme l’entend le monde. Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la femme à qui je donne le bras, quelle qu’elle soit ! Mais si vous me croyez le cœur tendre, aimant, naïf…

— Je sais que vous avez la prétention d’être vieux, usé et corrompu. Cela ne me fait rien du tout, vos prétentions. C’est une mode bien portée à l’heure qu’il est. Chez vous, c’est une maladie réelle et douloureuse, mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de cœur, précisément parce que vous souffrez du vide de votre cœur. Une femme viendra qui le remplira, si elle s’y entend, et si vous la laissez faire. Mais ceci est en dehors de mon sujet ; c’est à l’artiste que je parle : l’homme n’est malheureux en vous que parce que l’artiste n’est pas content de lui-même.

— Eh bien ! vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité. C’est le contraire de ce que vous dites ! c’est l’homme qui souffre dans l’artiste et qui l’étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous. L’ennui me tue. L’ennui de quoi ? allez-vous dire, l’ennui de tout ! Je ne sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail, faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou trois importuns tels que moi par exemple, en attendant l’heure du sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon travail est fiévreux. L’invention me trouble et me fait trembler ; l’exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d’effroyables battemens de cœur, et c’est en pleurant et en me retenant de crier que j’accouche d’une idée qui m’enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c’est pire, elle me quitte : mieux vaut l’oublier et en attendre une autre ; mais cette autre m’arrive si confuse et si énorme que mon pauvre être ne peut pas la contenir. Elle m’oppresse et me torture jusqu’à ce qu’elle ait pris des proportions réalisables, et que revienne l’autre souffrance, celle de l’enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas définir. Et voilà comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce géant d’artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache une à une, par le forceps de sa volonté, de maigres souris à demi mortes ! Donc, Thérèse, il vaut bien mieux que je vive comme j’ai imaginé de vivre, que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j’appelle tout bonnement mon infirmité.

— Alors c’est décidé, c’est arrêté ? dit Thérèse en souriant ; vous travaillez au suicide de votre intelligence ? Eh bien ! je n’en crois