Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
340
REVUE DES DEUX MONDES.

dit-il à Thérèse, qui de temps en temps traduisait à M. Palmer, en anglais, les répliques qu’il n’entendait pas bien.

— Moi ? répondit Thérèse ; ne vous ai-je pas dit que j’avais l’honneur d’être votre compatriote ?

— C’est que vous parlez si bien l’anglais !

— Vous ne savez pas si je le parle bien, puisque vous ne l’entendez pas. Mais je vois ce que c’est, car je vous sais curieux. Vous vous demandez si c’est d’hier ou d’il y a longtemps que je connais Dick Palmer. Eh bien ! demandez-le à lui-même.

Palmer n’attendit pas une question que Laurent ne se fût pas volontiers décidé à lui faire. Il répondit que ce n’était pas la première fois qu’il venait en France, et qu’il avait connu Thérèse toute jeune, chez ses parens. Il ne fut pas dit quels parens. Thérèse avait coutume de dire qu’elle n’avait jamais connu ni son père ni sa mère.

Le passé de Mlle  Jacques était un mystère impénétrable pour les gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit nombre d’artistes qu’elle recevait en particulier. Elle était venue à Paris on ne savait d’où, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle était connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu’elle avait fait ayant été remarqué chez des gens de goût et signalé tout à coup comme une œuvre de maître. C’est ainsi que, d’une clientèle et d’une existence pauvres et obscures, elle avait passé brusquement à une réputation de premier ordre et à une existence aisée ; mais elle n’avait rien changé à ses goûts tranquilles, à son amour de l’indépendance et à l’austérité enjouée de ses manières. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d’elle-même que pour dire ses opinions et ses sentimens avec beaucoup de franchise et de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une manière d’éluder les questions et de passer à côté qui la dispensait de répondre. Si on trouvait moyen d’insister, elle avait coutume de dire après quelques mots vagues : — Il ne s’agit pas de moi. Je n’ai rien d’intéressant à raconter, et si j’ai eu des chagrins, je ne m’en souviens plus, n’ayant plus le temps d’y penser. Je suis très heureuse à présent, puisque j’ai du travail et que j’aime le travail par-dessus tout.

C’est par hasard et à la suite de relations d’artiste à artiste dans la même partie que Laurent avait fait connaissance avec Mlle  Jacques. Lancé comme gentilhomme et comme artiste éminent dans un double monde, M. de Fauvel avait à vingt-quatre ans l’expérience des faits que l’on n’a pas toujours à quarante. Il s’en piquait et s’en affligeait tour à tour ; mais il n’avait nullement l’expérience du cœur, qui ne s’acquiert pas dans le désordre. Grâce au scepticisme qu’il affichait, il avait donc commencé par décréter en lui-même