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REVUE DES DEUX MONDES.

sept jours avec madame Réalité, sous la figure de plusieurs nymphes du corps de ballet de l’Opéra. J’espère à mon retour être l’homme du monde le plus accompli, c’est-à-dire le plus blasé et le plus raisonnable.

Votre ami,

Laurent.


I.


Thérèse comprit fort bien, à première vue, le dépit et la jalousie qui avaient dicté cette lettre. Et pourtant, se dit-elle, il n’est pas amoureux de moi. Oh ! non certes, il ne sera jamais amoureux de personne, et de moi moins que de toute autre.

Et, tout en relisant et rêvant, Thérèse craignit de se mentir à elle-même en cherchant à se persuader que Laurent ne courait aucun danger auprès d’elle. Mais quoi ? quel danger ? se disait-elle encore : souffrir d’un caprice non satisfait ? souffre-t-on beaucoup pour un caprice ? Je n’en sais rien, moi. Je n’en ai jamais eu !

Mais la pendule marquait cinq heures de l’après-midi. Et Thérèse, après avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna congé à son domestique pour vingt-quatre heures, fit à sa fidèle vieille Catherine diverses recommandations particulières et monta en fiacre. Deux heures après, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu voûtée et parfaitement voilée, dont le cocher même ne vit pas la figure. Elle s’enferma avec cette personne mystérieuse, et Catherine leur servit un petit dîner tout à fait succulent. Thérèse soignait et servait sa compagne, qui la regardait avec tant d’extase et d’ivresse qu’elle ne pouvait pas manger.

De son côté, Laurent se disposait à la partie de plaisir annoncée ; mais quand le prince D… vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit qu’une affaire imprévue le retenait encore deux heures à Paris, et qu’il le rejoindrait à sa maison de campagne dans la soirée.

Laurent n’avait pourtant aucune affaire. Il s’était habillé avec une hâte fiévreuse. Il s’était fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il avait jeté son habit sur un fauteuil, et il avait passé ses mains dans les boucles trop symétriques de ses cheveux, sans songer pourtant à l’air qu’il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier, tantôt vite, tantôt lentement. Quand le prince D… fut parti en lui faisant dix fois promettre de se hâter de partir lui-même, il courut sur l’escalier pour le prier de l’attendre et lui dire qu’il renonçait à toute affaire pour le suivre ; mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, où il se jeta sur son lit.

— Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours ? Il y a quelque chose là-dessous ! Et quand elle me donne rendez-vous