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ELLE ET LUI.

Aussi l’ai-je consolé en lui promettant de faire tout mon possible pour vous décider à le peindre. Nous parlerons donc de cette affaire après-demain, car j’ai donné rendez-vous audit Palmer pour le soir, afin qu’il m’aide à plaider sa propre cause, et qu’il emporte votre promesse.

Sur ce, mon cher Laurent, désennuyez-vous de votre mieux de ne pas me voir pendant deux jours. Cela ne vous sera pas difficile, vous connaissez beaucoup de gens d’esprit et vous avez le pied dans le plus beau monde. Moi, je ne suis qu’une vieille prêcheuse qui vous aime bien, qui vous conjure de ne pas vous coucher tard toutes les nuits, et qui vous conseille de ne faire excès et abus de rien. Vous n’avez pas ce droit-là, génie oblige.

Votre camarade,

Thérèse Jacques.


À MADEMOISELLE JACQUES.

Ma chère Thérèse, je pars dans deux heures pour une partie de campagne avec le comte de S… et le prince D… Il y aura de la jeunesse et de la beauté, à ce que l’on assure. Je vous promets et vous jure de ne pas faire de sottises et de ne pas boire de Champagne… sans me le reprocher amèrement ! Que voulez-vous ? j’eusse certainement mieux aimé flâner dans votre grand atelier, et déraisonner dans votre petit salon lilas ; mais, puisque vous êtes en retraite avec vos trente-six cousins de province, vous ne vous apercevrez certainement pas non plus de mon absence après-demain : vous aurez la délicieuse musique de l’accent anglo-américain pendant toute la soirée. Ah ! il s’appelle Dick, ce bon M. Palmer ? Je croyais que Dick était le diminutif familier de Richard ! Il est vrai qu’en fait de langues, je sais tout au plus le français.

Quant au portrait, n’en parlons plus. Vous êtes mille fois trop maternelle, ma bonne Thérèse, de penser à mes intérêts au détriment des vôtres. Bien que vous ayez une belle clientèle, je sais que votre générosité ne vous permet pas d’être riche, et que quelques billets de banque de plus seront beaucoup mieux entre vos mains qu’entre les miennes. Vous les emploierez à faire des heureux, et moi je les jetterais sur un brelan, comme vous dites.

D’ailleurs jamais je n’ai été moins en train de faire de la peinture. Il faut pour cela deux choses que vous avez, la réflexion et l’inspiration ; je n’aurai jamais la première, et j’ai eu la seconde. Aussi en suis-je dégoûté comme d’une vieille folle qui m’a éreinté en me promenant à travers champs sur la croupe maigre de son cheval d’apocalypse. Je vois bien ce qui me manque ; n’en déplaise à votre raison, je n’ai pas encore assez vécu, et je pars pour trois ou