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et les délais en usage durant les guerres précédentes. Le ministre de la guerre comte d’Argenson avait pris ses mesures pour donner à l’armée commandée par le roi une supériorité décisive, mais imprudente, dans une lutte où les frontières du royaume étaient menacées sur plusieurs points à la fois. La campagne aurait été signalée par d’autres succès en Flandre, si une diversion foudroyante, exécutée par les impériaux sur l’Alsace dégarnie, n’avait changé soudainement la face des choses. Le roi dut quitter avec précipitation le théâtre de ses conquêtes afin de sauver cette grande province, où l’ennemi adressait un dangereux appel aux souvenirs d’une nationalité encore vivante au fond de bien des cœurs. Par une résolution qui cette fois paraît avoir été spontanée, Louis XV se dirigea en toute hâte sur Strasbourg ; mais, arrêté à Metz le 4 août 1744 par une maladie dangereuse, il était huit jours après à toute extrémité, et recevait l’avis de porter vers l’éternité des regards déjà troublés par les ombres de la mort.

Alors se produisit l’une de ces grandes émotions qui font époque dans les annales d’un peuple. Persuadée que son roi portait la peine de l’empressement avec lequel il était accouru la défendre, la nation fatigua le ciel de ses prières et des cris de son désespoir ; puis, lorsqu’à quelques jours de là Louis XV eut été rendu aux vœux de ses sujets, l’allégresse publique se traduisit en manifestations presque délirantes, dont l’éclat emprunte quelque chose de sinistre aux retours si prochains de l’opinion et aux catastrophes qui devaient bientôt les suivre. Le roi déploya dans cette crise son impassibilité ordinaire ; s’il demeura calme devant la mort comme il convenait à un prince de sa race, sa foi toujours vive, même au sein d’amours incestueuses, évoqua dans sa conscience la terreur plus que le remords. Aussi ajouta-t-il au sacrifice de sa maîtresse, commandé par le devoir, les témoignages d’une insensibilité presque odieuse. On eût dit qu’il entendait lui faire payer à force d’outrages le prix de son propre salut. Chassée comme une fille publique avec Mme de Lauraguais, sa sœur, menacée dans sa fuite par la populace ameutée, la duchesse de Châteauroux tomba en quelques heures dans une situation à provoquer la pitié des hommes les plus sévères pour ses fautes. Personne n’ignore d’ailleurs que Louis XV, à peine rétabli, oubliant des promesses articulées par ses lèvres sans avoir été ratifiées par son cœur, rappela près de lui sa maîtresse, et que d’importans changemens dans le personnel de la cour allaient être le résultat de la rentrée de Mme de Châteauroux à Versailles, lorsqu’une mort soudaine vint arrêter cette favorite dans sa carrière de vengeance et d’ambition. Cette jeune femme succomba à la veille de prendre les fonctions de premier ministre, qu’elle aurait exercées, on peut le croire, dans l’intérêt de la haute noblesse de cour et dans