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justice ou des subsides du clergé, le gouvernement fait suivre l’exil des magistrats de celui des évêques. S’il dépouille les jésuites de concert avec les magistrats, afin de détourner l’attention publique des conditions d’une paix honteuse, il ne tarde pas à trembler devant les juges bien plus qu’il n’affectait de le faire devant les accusés ; de l’abîme de mépris où l’ont précipité les incohérences de sa conduite, il engage donc la lutte la plus redoutable contre les parlemens, dont il a lui-même décuplé la force, et remporte une victoire plus dangereuse que n’aurait pu l’être une défaite.

La mobilité qui affaiblit la France au dedans la déshonore au dehors. L’Europe devient une scène où les changemens à vue se multiplient avec une vitesse qu’on ne peut suivre sans fatigue. Aujourd’hui le sang français coule à torrens pour détruire l’impératrice au profit du roi de Prusse ; demain il va couler pour anéantir Frédéric II au profit de Marie-Thérèse. La guerre embrase et ruine les deux mondes sans qu’il soit possible aux meilleurs esprits de décider ce que la nation, presque toujours vaincue durant cette lutte de sept années, aurait gagné, si elle y avait été victorieuse. L’Inde et l’Amérique nous échappent, la Pologne est partagée ; mais en présence de traités tels qu’il n’en avait pas vu signer depuis les jours du roi Jean, le pays se sent à peine humilié, tant il a pris soin de se séparer du pouvoir, tant le dédain est devenu profond, et le divorce irrévocable. Ainsi se consomme, au bruit des sifflets, cette scission entre la cour et Paris, entre la royauté et la France, qui fut l’œuvre et le châtiment du règne.

Cependant les hommes qui portèrent le poids de ces honteuses calamités étaient brillans et braves, et à tout prendre supérieurs à ceux qui conduisirent les affaires depuis le traité de Ryswick jusqu’au traité d’Utrecht. L’étiolement, très sensible dans les serviteurs de la seconde période du gouvernement de Louis XIV, n’existe point en effet sous le gouvernement de Louis XV. Ce prince vit passer dans ses conseils assez d’esprits distingués pour illustrer un long règne. S’ils n’y parurent que pour assister aux malheurs publics en recueillant eux-mêmes d’amers déboires personnels, c’est qu’ils y demeurèrent toujours sans direction comme sans responsabilité, de telle sorte qu’ils affaiblirent bien plus la monarchie par leurs tâtonnemens et leurs désaccords qu’ils ne la servirent par leurs lumières. MM. d’Argenson étaient à coup sûr des esprits originaux et foncièrement honnêtes. Le cardinal de Bernis, la seule créature de Mme de Pompadour qui ait osé lui résister, a droit d’être jugé sur sa conduite et sur ses dépêches plutôt que sur ses petits vers, car les habitudes du temps avaient fait de ceux-ci le passeport obligé de l’ambition. Le duc de Choiseul fut un personnage très important et par