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L’agriculture et la pêche sont les seules industries du canton de Beaumont, et il semble que l’élargissement de débouché produit par les travaux de Cherbourg aurait dû les faire prospérer. Une autre cause a prévalu : les salaires élevés, le prestige des grossiers plaisirs de la ville l’ont emporté sur la perspective de l’amélioration promise à la vie des champs. Depuis quelques années, les grandes dépenses que le gouvernement anglais fait à Aurigny exercent sur le pays de La Hague une attraction semblable à celle de l’arsenal de Cherbourg : sollicitée par ces deux forces, la partie virile de la population se laisse entraîner. On ne fait pas de paysans, et ceux qui désertent leurs chaumières reviennent rarement s’y fixer. L’équilibre s’est ainsi rompu entre les élémens naturels de la formation des familles, et l’émigration des filles pour la domesticité est devenue la conséquence de celle des garçons. Le progrès de vices répugnans d’un côté, un peu plus de délicatesse de mœurs de l’autre, ont mis entre les sexes une autre cause d’éloignement. Les hommes se plongent dans l’ivrognerie la plus abjecte ; le cidre, le vin ne les satisfont plus, c’est de l’eau-de-vie qu’il leur faut[1], et tandis qu’ils se dégradent dans cette sentine, les jeunes filles acquièrent un peu d’instruction, et épurent leurs sentimens dans la fréquentation des écoles de sœurs : la perspective de l’union avec un brutal qui ne saura que les ruiner et les battre leur devient insupportable. L’ivrognerie fait aussi, par lassitude de combattre, invasion chez les femmes, et Dieu sait ce que deviennent les familles quand elle envahit toute la communauté. L’accroissement du produit des contributions indirectes, que nous prenons pour un signe constant de prospérité, est ici celui de la dégradation physique et morale de la population, et l’on ne voit pas que l’administration, armée aujourd’hui de tant de pouvoirs, en fasse usage contre un si funeste désordre[2].

  1. la consommation de l’eau-de-vie est très supérieure à celle du vin dans l’arrondissement de Cherbourg. Les perceptions de droits opérées pendant l’exercice 1857 y ont constaté la consommation de : 5,525 hectolitres de vin, et de : 6,560 hectolitres d’alcool, correspondant à 13,120 hectolitres d’eau-de-vie.
    Mais la fraude est très considérable ; les populations maritimes sont peu scrupuleuses à cet endroit, et il est très probable que la consommation d’eau-de-vie d’un arrondissement qui compte 95,153 habitans n’est point inférieure à 20,000 hectolitres d’eau-de-vie, ou à 21 litres par individu.
  2. En 1852, les prisons et les dépôts de mendicité étaient tellement encombrés dans l’état du Maine, qui fait partie de l’Union américaine, qu’il était question d’ajouter plusieurs succursales à ces établissemens. Au lieu de faire construire de nouveaux bâtimens, la législature rendit une loi qui défendait sous des peines sévères la vente en détail des boissons alcooliques. Par suite de cette mesure salutaire, la misère, les délits et les crimes ont progressivement diminué dans le pays, et au bout de trois ans la population des prisons et des dépôts était tellement réduite, qu’à Portland on mettait on vente deux de ces établissemens, devenus inutiles. L’exemple donné par le parlement du Maine a été successivement suivi dans onze autres états de l’Union.