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On exploita cette disposition, d’esprit en flattant les penchans superstitieux de son imagination malade. Il n’était que frappé, on le terrifia ; il se leva autour de lui une armée de fantômes, et l’intrigue fantastique qui se multiplia dans le palais rivalisa avec les plus folles inventions du drame moderne[1]. L’attitude de l’ennemi était caressante ; il introduisait sa machine de guerre cachée, et lorsqu’elle portait coup, il semblait que ce fût un coup du ciel. Traqué par la férocité doucereuse de tourmenteurs invisibles, Charles-Albert, la tête perdue, n’avait pas la force de les défier ouvertement, parce que ses hallucinations avaient un caractère conforme aux impressions religieuses que lui apportaient les avis directs et raisonnés du pape.

On comprend que cet homme, torturé par d’obsédantes chimères, poursuivi par des remords que les argumens théologiques et le prétexte de la raison d’état ne calmaient pas entièrement, poussé à bout par l’Autriche, qui le faisait braver par M. de Schwarzenberg, aiguillonné enfin par le besoin de se réhabiliter aux yeux de ses anciens partisans et de satisfaire à sa conscience, ait appelé avec une ardeur désespérée l’heure des batailles. Las de se débattre, il avait hâte de se soulager par le combat ; il aspirait au danger en pleine campagne, aux franches attaques du canon ; il avait soif de la compagnie des rudes soldats qui regardent en face ; il était avide de sentir, au lieu des revenans, le vent des boulets dans l’air. Si l’Autriche n’avait eu à sa disposition, pour maîtriser Charles-Albert, que les insolences de son envoyé, qui le firent mettre une fois à la porte par le roi exaspéré, les trahisons de quelques fonctionnaires hardis à négliger les ordres du roi, les désobéissances ouvertes des ministres sardes en Suisse et en Toscane, et les relations très particulières qu’elle entretenait avec la plupart des ministres d’état (il faut en excepter quelques hommes irréprochables, comme le marquis

  1. Les personnes qui ont vécu à la cour de Charles-Albert ont recueilli sur les menées auxquelles il fut en butte de bien étranges détails. Voici, entre autres, un trait que nous tenons de bonne source. Un homme de sens et de cœur, alors ministre de la guerre, était en conférence avec le roi, lorsque plusieurs coups furent frappés derrière une tenture de la salle où ils étaient. Le roi pâlit. « Ce n’est rien, sire, dit M. de*** ; on travaille quelque part sans doute. — Vous n’êtes pas religieux, vous ! » répliqua le roi d’un air sombre et préoccupé. L’entretien fut repris. Au bout de quelques instans, le bruit recommença. Le roi pâlit de nouveau, se prit à trembler, et, quittant le ministre interdit, alla s’agenouiller devant un crucifix placé dans un cabinet voisin. — Des personnages intéressés à affaiblir le caractère du malheureux prince lui avaient persuadé que la reine Clotilde, femme de Charles-Emmanuel IV, morte à Naples en odeur de sainteté, revenait de temps à autre dans le palais. Souvent en effet une voix mystérieuse, partant d’un coin où l’on ne voyait personne, dictait au roi atterré ce qu’il avait à faire. L’esprit semait sur son passage des morceaux d’étoffe que le roi portait comme des reliques ou des amulettes, et faisait porter à son entourage. On finit par découvrir le secret de cette fantasmagorie dans je ne sais quelle misérable entente d’un valet ventriloque avec une femme de chambre soudoyée.