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d’Ancône, ne s’engagea à rien. Charles-Albert fit quelques efforts pour réformer des abus ; on éluda ses ordres. Il fut accablé de remontrances par toutes les notabilités du règne précédent ; il dut subir ces personnages, ne pouvant faire table rase de tous les fonctionnaires, de l’état. On avait inventé une chose fabuleuse, l’opposition des bureaux. Chaque idée généreuse du roi passait à la censure des offices ministériels, et en sortait mutilée ou anéantie. En 1834, un ministre disait publiquement que le roi était un coquin, un traître et un brigand, mais qu’heureusement l’Autriche ne se fiait point à lui, et pourrait lui faire donner une correction par Radetzky. M. della Margarita, ministre des affaires étrangères, aujourd’hui chef de la droite au parlement, disait et faisait dire que le roi était un carbonaro, et le comte Broglia, ministre à Rome, répétait volontiers qu’entre le roi et M. della Margarita il n’hésiterait jamais, en cas de contradiction, à préférer les ordres de ce dernier. — Toute la diplomatie piémontaise appartenait à la ligue austro-romaine, et le roi n’était à ses yeux qu’un suspect.

Ce que nous avons à dire ici sort tellement de la vraisemblance, que nous craindrions d’être accusés d’écrire un roman, si l’époque dont il s’agit n’était récente, et si la plupart des hommes remarquables qui ont gémi de ces hontes n’étaient encore vivans et tout prêts à nous rendre témoignage. Ceux qui savent combien d’astuce, de finesse, d’habileté, peuvent acquérir les natures italiennes, quand les jésuites prennent soin de les assouplir, ceux qui ont étudié dans l’Italie contemporaine, élevée à l’école de l’asservissement, certaines physionomies qu’on pourrait désigner, et qui aident à comprendre Machiavel, Alberoni et Mazarin, ceux-là seuls pourront se faire une idée du filet qui fut jeté sur Charles-Albert, et qu’il n’aurait jamais rompu sans la généreuse initiative, d’autres se plaisent à dire la folie de Pie IX. Ce serait une singulière histoire à écrire que celle de ce malheureux roi, à l’âme chevaleresque et pleine de religion, dont on réussit à faire une sorte de Henri III mélancolique et ennuyé, de Charles IX soucieux et farouche. Le commencement de son règne fut marqué par des insurrections de libéraux que la défection de leur ancien chef poussait de l’imprécation à la révolte. La cour de Charles-Albert, qui savait que cette défection n’était qu’apparente, vit qu’il fallait élever entre lui et ses anciens amis une barrière de cadavres, et le comte de Cimié prononça ces mémorables paroles : « Il faut lui faire tâter du sang, ou bien il nous échappera. » Le sang fut versé, comme on le désirait ; dès lors le roi fut en proie à des terreurs soudaines, à d’inexplicables effrois. Ses remords, tous ses contemporains le savent, le jetèrent dans un mysticisme sombre, dans des pratiques d’expiation. Il sortait parfois de son oratoire pour se livrer à des distractions passionnées.