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mais tu peux bien compter que la Rosalie ne voudrait point de toi pour nettoyer ses robes... Attrape, chère amie; ça t’apprendra à traiter de méchantes femmes les bonnes vieilles comme moi qui ne te voulaient que du bien... Ah! j’en ai menti!

Thérèse resta comme foudroyée, mais un instant seulement. Plutôt que de laisser jouir une telle femme de son humiliation, elle appela à elle toutes les forces de son âme, et, redevenue bientôt maîtresse d’elle-même, elle s’éloigna sans répondre un seul mot, laissant la vieille femme grommeler tout à son aise.


II.

Mouthe est un des foyers les plus actifs de la contrebande sur notre frontière suisse. Au centre du village existe un cabaret dont l’enseigne, surmontée du traditionnel bouchon de genévrier, porte dans une orthographe irréprochable ces mots pleins de séduction pour le montagnard jurassien : A la bonne gentiane. La liqueur de gentiane s’extrait, comme on sait, des racines de la gentiana lutea, qui croît en abondance dans les pâturages montagneux du Jura. Quelque affreux qu’en soit le goût, ce breuvage a pourtant ses enthousiastes, qui le placent bien au-dessus de toutes les autres liqueurs. A les entendre, la gentiane est la joie du cœur et de l’estomac, le premier des toniques, voire des fébrifuges.

Grâce à l’irrésistible attrait de son enseigne, le cabaret de la bonne gentiane ne désemplissait pas, comme disent nos paysans. Le lendemain de l’entrevue de Thérèse et de l’abbé Nicod, on n’y comptait pas moins, vers une heure de l’après-midi, de vingt à vingt-cinq consommateurs, — des villageois, trois douaniers en tenue de service, quatre ou cinq individus qu’à leur mise débraillée et à je ne sais quoi d’étrange dans les physionomies il n’était pas difficile de reconnaître pour des contrebandiers. L’administration des douanes ne permet pas à ses agens de fréquenter les personnes connues pour se livrer à la fraude : aussi les trois douaniers s’étaient-ils bien gardés de faire table commune avec les porte-ballots; mais leur respect pour le règlement n’allait pas jusqu’à leur interdire de causer et même de trinquer avec eux. Tout ce monde, douaniers, contrebandiers, campagnards, parlaient à voix haute, et tous à la fois s’interpellaient bruyamment d’une table à l’autre, échangeant des plaisanteries plus vives que délicates. Un des villageois ayant chanté une chanson du pays : — Allons, Ferréol, dit un des contrebandiers à son voisin en lui faisant un signe de l’œil, ne veux-tu pas nous en dire une aussi? Celle que tu as chantée l’autre jour chez la Malmariée, tu sais bien? Tu feras plaisir à ces trois messieurs.