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(c’est son biographe Usser qui raconte ce curieux détail), aperçut chez la princesse Judith, fille de l’empereur Charles le Chauve, un beau manuscrit étincelant de pourpre et d’or. Alfred était en compagnie de son frère, et les deux enfans s’extasiaient devant ces merveilleuses images, si bien que la princesse Judith, prudente et avisée déjà comme une jeune mère : «Le premier de vous deux, dit-elle, qui saura lire, je lui donne ce volume. » Aussitôt Alfred se met à l’étude avec passion; ce qu’il devint, vous le savez. Quinze ans plus tard, l’écolier de la princesse Judith donnait une impulsion vigoureuse à la civilisation anglo-saxonne. Pour ne parler que de son amour des lettres, il traduisait dans l’idiome de son pays quelques-uns des ouvrages qui résumaient alors les traditions de la culture antique et le trésor du genre humain, l’Historia Mundi de Paul Orose, le De Consolatione philosophiæ de Boèce, et l’Historia ecclesiostica de Bède le Vénérable. Ce joli tableau, indiqué par le chroniqueur, résume bien l’histoire entière de l’art des miniaturistes depuis le VIIIe siècle jusqu’au XVIe. Ces humbles ouvriers, si patiens, si dévoués, exercèrent une sérieuse influence ; à toutes les époques où la culture littéraire s’accroît, on voit se multiplier les brillans manuscrits, et si un peuple prend le dessus dans le développement intellectuel de la chrétienté, c’est chez lui que l’art des miniaturistes brille de l’éclat le plus vif. Quels sont les pays qui ont gouverné l’Europe au moyen âge par les travaux de la pensée? L’Italie et la France. C’est précisément la France et l’Italie qui se disputaient la prééminence dans l’art d’orner les manuscrits. Au XIIIe siècle, c’est-à-dire au moment où s’épanouit le génie du moyen âge, il y a deux écoles de miniaturistes et de calligraphes qui dominent toutes les autres : l’école de Bologne et l’école de Paris. Dante, au onzième chant du Purgatoire, rencontre dans le cercle des orgueilleux un des miniaturistes bolonais : « N’es-tu pas, lui dit-il, Oderisi, l’honneur d’Agobbio, l’honneur de cet art qu’on appelle à Paris enluminure? »

Non se tu Oderisi
L’onor d’Agobbio e l’onor di quell’ arte
Ch’ alluminare e chiamata in Parisi?


Ces vers du poète mettent en présence les deux écoles: ils indiquent du moins comme on se préoccupait à Bologne des miniaturistes de la France, et particulièrement de Paris. La France de son côté rendait hommage aux artistes de Bologne. Le roi de Saxe, dans son savant commentaire de la Divine Comédie, à propos du passage que nous venons de rappeler, signale une phrase curieuse tirée des actes de l’inquisition de Carcassonne : « Ostenderunt mihi quemdam librum valde pulchrum et cum optima littera Bononiensi et peroptime illuminatum cum adhurio et minio. » Ces paroles datées de 1308, écrites par conséquent à l’époque où Dante conférait des titres de noblesse aux dessinateurs parisiens, montrent bien quelle était jusqu’au fond de nos provinces la célébrité de l’école bolonaise.

Mais ce n’est pas seulement le XIIIe siècle qui a vu briller l’art des illuminateurs, ce ne sont pas seulement les écoles de Bologne et de Paris qui l’ont rendu célèbre. De Byzance au fond de l’Angleterre, et du VIe siècle au XVIe, chaque période, chaque pays a ses calligraphes et ses miniaturistes. On dirait une armée avec sa hiérarchie de grades et de fonctions : bibliothécaires.