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leurs divins concerts. Les trois plus grands musiciens de la patrie de Dante et de l’Arioste sont Palestrina, Jomelli et Rossini, qui seul est de la grande famille des génies purs,

Che spande di cantar si largo fiume.

C’est à l’Allemagne qu’appartiennent les souverains créateurs de la poésie musicale, et aucun pays du monde ne peut disputer la supériorité à celui qui a enfanté Beethoven, Mozart, Haydn, Sébastien Bach, et puis Weber et Mendelssohn. On voit, par cette rapide excursion dans le domaine de l’histoire, que notre chapelle ne manque pas de saints de première et de seconde qualité, et que nous avons de quoi choisir parmi les élus à l’éternelle béatitude; mais il ne suffit pas de prononcer des noms, si on ne connaît pas les œuvres qui s’y rattachent, et ce sont précisément les œuvres de l’art musical qu’il est si difficile d’apprécier à travers la lettre morte d’une écriture compliquée. Je maintiens de plus qu’on n’a la pleine intelligence d’un vrai génie qu’en remontant à la source de sa tradition, qui n’est pas toujours simple ni à fleur de terre. Rossini, par exemple, procède à la fois de Cimarosa, d’Haydn et de Mozart; Beethoven, de Mozart et d’Haydn; Mozart est le fils du père de la symphonie et de l’école italienne, quoi qu’en disent les Allemands; Haydn procède d’Emmanuel Bach, selon son propre aveu, et du vieux Samartini, dont le nom est à peine connu ; le grand Sébastien résume dans son œuvre immense les travaux des organistes et des maîtres obscurs de son pays, tels que Jean Eccard, Stobæus, Henri-Albert, élève d’Henri Schütz, etc., dont il refond les idées et prépare, avec ces élémens nouvellement élaborés par sa puissante main, l’âge d’or des grands musiciens allemands. Dans l’art de Mozart et de Rossini, de Gluck et de Meyerbeer, l’inspiration du génie n’est pas, on le voit, un fait isolé du temps et des écoles qui en ont préparé l’éclosion.

Un de ces beaux diseurs qui traitent la musique comme ils traitent les femmes, pensant que plus elle est jeune et mieux elle vaut, nous aborda un jour, le sourire sur les lèvres. — Bonjour, philosophe, nous dit-il avec une charmante désinvolture, comment se portent la musique et les musiciens, que vous traitez si rudement? — La musique va assez mal, lui répondis-je, mais les musiciens se portent bien, et il n’y a pas à craindre que de nos jours ils meurent de misère ni d’un excès de modestie. — Tant mieux, morbleu, il faut que tout le monde vive, et vive bien, et la modestie est aussi passée de mode que la musique de Mozart, qu’on vous reproche de trop admirer. — Mozart, répondis-je, mérite bien qu’on souffre un peu le martyre pour défendre sa glorieuse mémoire, et l’on peut dédaigner les attaques de ceux qui ne sont pas dignes de le comprendre. — Là, là,... me dit-il en riant, n’allez-vous pas croire que je parle sérieusement, et que je partage l’opinion de vos contradicteurs? Mais en quoi je suis un peu de leur avis, c’est que vous êtes trop sévère dans vos jugemens, et que, pour un homme d’esprit, vous avez le tort de vous fâcher pour des chansons. Que diable ! laissez donc débiter de mauvaises notes comme on débite du mauvais vin ; la France et l’Europe ne s’en porteront pas plus mal pour cela. — Et le public? lui répondis-je timidement. — Le public est une abstraction, me dit-il, aussi ingrate et aussi vaine que la république. — Mais l’art, que deviendra-t-il? —