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son cœur, qui suis-je pour représenter à ses yeux toute la nature pendant toute une longue vie? J’avais cru jusqu’à ce jour que je devais compter sur d’autres appuis que sa tendresse; j’avais cru que, puisque l’homme n’est pas tout volonté et tout raison, la femme ne peut pas être davantage tout cœur et tout instinct, et que je pourrais compter sur sa conscience pour relever son cœur des défaillances. Et que sont devenues les grandes lois morales et religieuses qui présidaient autrefois à cette union? Où sont la sanctification religieuse, la sanction civile, la fidélité due au serment juré? Je n’en trouve plus trace; ont-elles donc disparu, et le lien du mariage est-il plus fragile que les simples transactions commerciales? Si la conscience ne joue pas dans le mariage un aussi grand rôle que le cœur, comment puis-je être assez fou pour croire que ma tendresse vaincra les mouvemens de la nature et opérera un miracle en ma faveur? Ce serait de ma part un orgueil absurde, une vanité puérile, la marque d’une infatuation irrémédiable. Je n’aurai donc pas confiance, puisque je suis sage et sensé, pas plus que je n’aurais confiance à une barque sans gouvernail, à une boussole sans aimant... Tel sera à peu près le discours de mon jeune lecteur; ce n’est pas précisément celui que M. Michelet désirait lui inspirer.

Je dirai toute ma pensée à l’illustre écrivain. Certes personne ne rend plus que moi justice à sa sincérité et à ses bonnes intentions. Il a voulu faire un livre utile, un livre de portée sociale : il a vu les mariages devenir plus rares d’année en année, les deux sexes s’isoler de plus en plus l’un de l’autre, la barbarie entrer progressivement dans nos mœurs, et il a voulu dire à haute voix la douleur que ce spectacle lui faisait ressentir. Tous les honnêtes esprits lui sauront gré de ce noble mouvement, mais ils lui avoueront qu’ils n’ont trouvé dans son livre que de nouvelles causes de tristesse, et que leur cœur n’en a pas été fortifié. Ce livre inspire d’amères réflexions et éveille chez le lecteur attentif de très sinistres appréhensions, car ce livre s’adresse manifestement à une époque de décadence. On se demande à quel point d’énervement, de sécheresse et d’épuisement sont arrivés les hommes de notre temps pour qu’on leur parle du plus grand sentiment de l’âme et de la plus grande institution sociale sur ce ton et de ce style. Il faut qu’ils soient bien persuadés que l’amour est un sentiment amer pour qu’on leur présente ainsi la coupe du mariage frottée de miel, comme on présente un remède aux enfans malades. Ont-ils donc la poltronnerie des enfans, et le seul moyen de les gagner est-il de leur montrer en perspective des gâteaux et des confitures pour ceux qui sauront les mériter par leur assiduité et leur sagesse? Les forces du cœur sont donc bien épuisées pour qu’on le mette ainsi au régime?