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organisme humain doit fléchir sous le poids de certaines émotions. Si certaines de ses rêveries vous paraissent parfois insaisissables et énigmatiques, songez à tous les mirages dont l’imagination se plaît à nous abuser, et si parfois son discours vous paraissait avoir quelques incohérences, rappelez-vous les oracles sibyllins et les obscurités des mystiques. Pour nous, nous lui pardonnons aisément ses défauts, car ils sont inséparables de ses qualités; ils sont d’ailleurs, pour qui sait bien comprendre, la marque de sa sincérité, la preuve de la brillante tyrannie que l’imagination exerce sur lui.

Avec une telle nature d’esprit, il n’était pas difficile de prévoir ce que serait un livre écrit par M. Michelet sur un sujet comme l’amour. Lui qui ne peut se contenir en face des spectacles de l’histoire et qui se mêle en acteur passionné aux luttes du temps passé, lui qui prodiguait naguère les effusions lyriques en écoutant le chant des oiseaux et en contemplant la vie muette des insectes, comment pourrait-il parler de l’amour sans un redoublement d’éloquence extatique et de poétique mysticité? L’enivrement est donc complet, le cœur déborde en torrens de tendresse, la fantaisie sème à flots ses rubis et ses perles, l’esprit a épuisé tout son arsenal de ruses galantes et de tactiques ingénieuses. Jamais on n’avait parlé sur ce ton de l’amour humain ; on dirait un mystique converti au rationalisme, et qui a transporté dans les affections terrestres ses ardeurs religieuses et ses ineffables voluptés. Ce livre, c’est véritablement le Cantique des Cantiques mélangé de dissertations physiologiques. De même que la Sulamite du Cantique des Cantiques, la femme se présente à la fois sous une forme réelle et sous une forme symbolique; elle est une personne réelle, et elle est la nature elle-même, le charme de votre foyer et la fontaine de toute vie. Une douce fièvre court dans toutes ces pages, les mots frémissent comme des nerfs ébranlés, les sentimens ressemblent à des pulsations rhythmées du cœur; les pensées se cherchent et s’étreignent comme des mains qui se serrent. Il y a des métaphores enveloppées, obscures comme l’alcôve nuptiale, des images reluisantes d’un éclat humide comme les yeux d’un amoureux reconnaissant. Tout cela est vertueusement effréné, moralement convulsif. L’imagination a mené l’auteur où il lui a plu, et l’auteur l’a suivie sans résistance. Et cependant dirai-je l’impression que m’a laissée ce livre étrange? J’ai lu avec curiosité, mais sans entraînement, ce monologue haletant, où les confidences d’une âme encore jeune et naïve alternent si singulièrement avec les conseils de la casuistique la plus rusée et la plus savante, et j’ai ressenti l’impression que j’aurais gardée d’une soirée passée avec un homme original et éloquent dissertant froidement sur l’amour plutôt que l’attendrissement contagieux que com-