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ses plaisirs. Si, refroidi par l’âge, je me fais une idée exacte de ce qui éblouissait ma jeunesse, le trait le plus saillant de sa nature était un insatiable besoin d’action. Sieyès le disait à la sortie de la première séance du consulat provisoire : il savait, il pouvait, il voulait tout faire. L’ambition qui l’a perdu a surtout été une ardeur irrésistible à s’emparer de la besogne d’autrui. Heureuse la France si ses limites naturelles avaient toujours suffi à l’exercice de cette passion, et si celui qui en était dévoré ne lui avait jamais fait au-delà du Rhin, des Alpes et des Pyrénées des sacrifices aussi insensés que coupables !

Rien ne vaut du reste, pour donner une idée de cette manière de voyager de Napoléon, le simple résumé de l’emploi qu’il fit de son temps à Cherbourg. Arrivé le 26 mai, à trois heures après midi, il descendit aussitôt de voiture pour monter en canot, et visiter la digue, les travaux du fort central et les forts de la rade. Le 27, il montait à cheval à cinq heures du matin, parcourait les fortifications, les chantiers, le port marchand, montait au Roule avec les officiers du génie, s’y faisait expliquer ce que c’est que les miellés, recevait à midi les autorités de la ville, et l’après-midi il conduisait l’impératrice sur les vaisseaux et les frégates mouillés en rade. Le 28, la matinée se passait à tenir des conseils d’administration où se reproduisaient les questions agitées dans les courses de la veille; l’après-midi, il visitait en détail les établissemens de la marine, examinait minutieusement les plans en relief du port projeté, descendait au fond de l’avant-port en creusement, et recevait le soir les autorités départementales. Le 29, il passait la journée au travail, décidait l’emploi de 73 millions en travaux au port militaire ou aux fortifications, et ne s’interrompait que pour recevoir le collège électoral. Le 30, en rade à cinq heures du matin, il faisait manœuvrer l’escadre, déjeunait sur la digue, et prenait à midi la route de Saint-Lô.

Napoléon trouva dans les travaux de Cherbourg un aliment digne de son activité. Quoique les changemens apportés dans le matériel naval et les conséquences obligées d’agrandissemens devenus nécessaires aient entraîné d’assez nombreuses modifications dans les projets qu’il adopta, l’ensemble exécuté diffère peu de celui qu’il a tracé, et, en décidant en quelques jours les questions capitales sur lesquelles se seraient élevés sans lui d’interminables débats, il a exercé sur l’avenir de l’entreprise une influence qui n’a jamais cessé de se faire sentir.

Le premier objet sur lequel eut à statuer Napoléon fut la consolidation ou plutôt l’assiette des bases du fort central. Il voulut avoir raison du défi que semblaient lui porter les élémens, et décréta le