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superstitieuses du pays augurèrent de cet accident que le déplaisir de nos voisins n’empêcherait pas la digue de se terminer; mais aucune n’entrevoyait à cette époque qu’ils pousseraient un jour la courtoisie jusqu’à venir fêter avec nous l’inauguration de l’arrière-port.

L’expérience faite de 1783 à 1789 avait prononcé sur les systèmes de construction de la digue, et M. Cachin adopta sans hésitation celui des pierres perdues, qu’avait recommandé dès le principe M. de La Bretonnière. Les modifications que le travail sous-marin des courans et des lames avait opérées dans les talus déterminés par les premiers constructeurs ne restèrent point inaperçues pour lui; il fit une étude attentive des remaniemens qu’exerçait la mer sur les matériaux qu’on lui confiait et s’appliqua à les disposer dans l’ordre le plus rapproché possible des profils et des surfaces d’équilibre qu’elle leur donnait. Jeter à la mer, sur un alignement tracé par des bouées, des moellons bruts, c’est au premier coup d’œil, il semble, une entreprise à la portée de tout le monde : on se détrompe à l’aspect d’un atelier tel que celui qui pendant quarante ans a rempli le port, l’arsenal et la rade de Cherbourg. Une armée de carriers démolissait les flancs de grès de la montagne du Roule, ou excavait dans la roche tertiaire du quartier de Chantereine l’avant-port et les bassins où flottent aujourd’hui des vaisseaux de cent canons. Un ordre fécond régnait au sein de cette active agitation. Les matériaux que le pic et la mine arrachaient de ces bancs de pierre se chargeaient sans qu’il y eût jamais ni vide ni encombrement sur soixante navires allant et venant sans cesse de la terre à la digue ou de la digue à la terre. Toutes les parties de ce service, compliqué par les variations des marées, s’articulaient de telle manière que le temps de chacun fut employé sans intervalles et sans confusion : la flottille arrivait pai-divisions aux heures de basse mer sur les parties inférieures des talus de la digue, aux heures de haute mer sur les parties supérieures. La mer se chargeait d’étaler le chargement des premières; les autres, venant fortifier l’étage exposé aux plus rudes assauts des tempêtes, portaient de gros blocs ou des matériaux de construction : les bâtimens s’amarraient à pic des points qui devaient recevoir leur chargement; tantôt leurs flancs s’ouvraient pour le livrer à l’action de la pesanteur, et la tranche d’eau au travers de laquelle il coulait en amortissait la chute; tantôt le navire s’échouait à la mer descendante, et, desservi par d’ingénieuses machines, il faisait office de magasin pour les travaux, ou soulevait à la mer montante les poids attachés à sa carène. A mesure que le jusant mettait la digue à découvert, les ouvriers établis sur la crête descendaient sur les talus et le suivaient dans sa retraite ; ils re-