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traités d’Utrecht et d’Aix-la-Chapelle est effacée aujourd’hui; elle était alors encore brûlante :


« J’ajouterai, disait M. de La Bretonnière, que, dans une entreprise de cette nature, la politique oblige d’avoir égard à telles ou telles possibilités qu’il n’est pas besoin d’indiquer davantage, et de prévoir même les choses qu’on ne peut supposer dans les circonstances actuelles. Les traités qui suivent les guerres ont quelquefois occasionné des démolitions dispendieuses et forcées. Je ne rappelle pas ceci pour déterminer, mais pour appuyer seulement le principe constant dont il faut partir, celui de se procurer avant tout une rade sûre et à l’abri de tous les traités et de tous les événemens. On peut être forcé de combler ou de démolir un port, un bassin, une fortification, mais on ne peut pas ôter du fond des eaux une jetée pratiquée pour fermer une rade aux vents ou à l’ennemi. Tous les ouvrages au-dessus de l’eau sont soumis à des révolutions imprévues, à des événemens, à des traités, à des conditions inattendues, et il n’en est pas de même des ouvrages sous l’eau : ils sont à l’abri des traités, le temps les consolide, et nul événement ne peut les enlever lorsqu’ils sont établis. J’ajouterai que le temps de guerre est le seul propre à mettre en exécution le projet proposé. En temps de paix, il inquiéterait nos ennemis naturels, et donnerait lieu à des plaintes et à des réclamations qui en empêcheraient ou en suspendraient l’exécution. Il est même indispensable de porter à cet ouvrage de grands moyens dès le moment de la première entreprise, attendu que s’il n’était que projeté ou commencé à la fin de la guerre, il ne pourrait manquer de devenir une des clauses principales du traité de paix. »


M. de La Bretonnière connaissait l’Angleterre de son temps, et se souvenait de Dunkerque. Ces raisons ne pouvaient manquer de pré- valoir, et Dumouriez avoue dans ses Mémoires qu’il finit par être seul de son avis. Il ne se rendit pas pour cela à celui des autres, et une sorte d’impénitence finale lui faisait encore répéter sur ses vieux jours qu’avec la digue on avait gâté son Cherbourg.

Le maréchal de Castries succéda en 1780 à M. de Sartines. Avec plus de vigueur d’esprit et plus d’autorité dans le conseil, il décida ce que son prédécesseur n’avait fait que souhaiter. Clos sur les systèmes, le débat ne resta ouvert que sur l’emplacement de la digue; mais il ne perdit rien de sa vivacité en se restreignant. La marine voulait porter la digue au large, le génie la rapprocher de la terre. A la fin d’une de ces longues séances où les intérêts de la défense et ceux de la navigation étaient demeurés inconciliables, le duc d’Harcourt se fit l’organe de la majorité. Prenant un compas et un crayon, il marqua sur une carte marine étalée sur le bureau un point à 1,200 toises au nord de la pointe du Houmet, et traça sur ce parallèle la direction à donner à la digue : elle aurait été à un peu plus de 600 mètres au-delà de la place qu’elle occupe aujourd’hui. Cet acte d’oppression de la majorité blessa profondément les partisans du système restreint, et ce fut sans doute par forme de protestation que