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qu’un rôle secondaire; mais, en réduisant à ce rang l’atterrage de La Hougue, il montra tous les avantages qui lui manquaient réunis dans celui de Cherbourg. Là, l’entrée et la sortie sont également faciles par tous les vents; on est sur le champ des grands périls et des grandes entreprises; il suffit de s’avancer de quinze milles en mer pour avoir de la côte de France à celle d’Angleterre la vue de tout le canal, en surveiller le passage, savoir tout ce qu’il faut attendre et tout ce qu’il faut appréhender : c’est pour les escadres comme pour les simples croiseurs la mieux placée des bases d’opération, le foyer des plus redoutables attaques, la retraite la plus sûre et la plus ouverte. Une seule chose y manquait à la fin du XVIIe siècle : c’était un bassin assez vaste et assez profond pour recevoir le concours de navires qu’attireraient les avantages et les dangers de la position. — Cherbourg était d’ailleurs aux yeux de Vauban quelque chose de plus qu’un établissement maritime : il voyait dans la création d’une place assez forte pour détourner les Anglais du renouvellement de leurs entreprises sur le Cotentin une garantie que nos armées ne seraient pas rappelées de ce côté quand elles seraient occupées sur d’autres frontières. Son projet était d’enraciner sur la pointe du Houmet et sur l’Ile-Pelée deux jetées, l’une de 200 toises, l’autre de 600, laissant entre leurs musoirs une passe de 900 toises. Cet établissement, dont Bélidor a reproduit le dessin dans son Architecture hydraulique, aurait ressemblé à celui que nous fondons à Alger : il n’aurait couvert que la petite rade, et, faute d’espace pour le mouillage, les vaisseaux de ligne se seraient amarrés sur la jetée de l’ouest[1]. C’était beaucoup d’étendue pour un port, c’en était bien peu pour une rade, et Vauban avait senti lui-même le côté faible de ce système, car il en avait proposé un second.

  1. L’insuffisance du premier projet de Vauban n’était pas de son temps aussi choquante qu’elle parait l’être aujourd’hui : les dimensions des vaisseaux étaient beaucoup moindres, et des profondeurs d’eau d’où ils sont exclus les admettaient alors parfaitement. Ces différences étaient déjà très marquées sous le règne de Louis XVI, et elles sont trop bien caractérisées dans une note du maréchal de Castries, relative aux travaux de Cherbourg, pour qu’il soit hors de propos de la citer ici : « Quoique tous les historiens du règne de Louis XIV, disait le maréchal, aient élevé très haut les forces de la marine qu’il avait créée, il suffira, pour donner une idée juste et proportionnelle de ses forces avec celles que les puissances maritimes ont depuis mises en mer, de remarquer que les cent vaisseaux que ce prince a armés n’employaient que trente-quatre mille hommes, lorsque les soixante-quinze vaisseaux armés dans la dernière guérie (1778 à 1783), y compris plus de cent bâtimens inférieurs, en employaient plus de quatre-vingt-dix mille. Sous Louis XIV, on appelait vaisseaux de guerre les vaisseaux de quarante canons, dont la plupart ne portaient que du 12. On n’a mis en ligne depuis que des vaisseaux de soixante-quatre, portant du 24, et depuis la paix de 1783, tous les vaisseaux de ligne doivent être au moins de soixante-quatorze, et porter du 36. On a d’ailleurs le double et le triple de ce qu’on avait de bâtimens légers sous Louis XIV. »