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Son esprit d’une perspicacité merveilleuse, son œil pénétrant et magnétique lui révélaient aussitôt ce qui se passait en vous, et comme elle voyait les blessures, elle cherchait à les guérir. Que de bien peut faire une femme en se renfermant dans les simples limites que lui assignent les devoirs de société ! Aider et conseiller diversement selon les natures qu’on se plaît à diriger, encourager les bons mouvemens, comprimer les mauvais, relever les défaillances, prendre chacun en son particulier et le réconcilier avec sa destinée, lui montrer l’oasis dans son désert, quelle éloquence vaut celle-là?... Rahel connaissait jusque dans leurs fibres les plus secrètes les cœurs de ses amis; souvent elle les aimait à cause de ce que son regard infaillible distinguait en eux; mais plus souvent encore il lui arrivait de le faire en dépit de tout ce que lui révélait ce sens si intimement observateur.

Mais revenons à son salon. La guerre était terminée, et les intérêts littéraires, les débats intellectuels succédaient aux conflits politiques. Les sujets, comme on pense, ne manquaient pas à la discussion; l’atmosphère en était en quelque sorte imprégnée, on les respirait dans l’air. La nouvelle philosophie, la nouvelle littérature, l’art nouveau, il n’y avait qu’à choisir. Les poètes, les artistes refluaient vers Berlin. Léna, trop petit pour contenir tout le bruit qu’y faisaient la philosophie de la nature et l’école romantique, se déversait sur la capitale de la Prusse. Schelling, les deux Schlegel, Tieck arrivaient à Berlin, et soit en personne, soit par leurs œuvres, s’emparaient de ce champ de bataille. Thorwaldsen, qui déjà grandissait à Rome, commençait à donner de ses nouvelles, et les échos des bords du Rhin répétaient le nom de l’ange Overbeck, en proie à la première ivresse de son rêve extatique, qui dure encore. Puis c’étaient M. de Humboldt, M. de Raumer, que sais-je, moi? tout un monde qui faisait de Berlin à cette heure une sorte de métropole des sciences, des lettres, des beaux-arts, du génie de l’Allemagne entière. Que de sujets pour la conversation, de matières à discourir éperdument!

M. de Sternberg nous raconte dans ses mémoires que lorsqu’il vint à Berlin pour la première fois, cette héroïque période appartenait déjà à l’histoire du passé, mais d’un passé trop rapproché encore pour qu’un visiteur tel que lui n’en surprît point la trace à chaque pas. Du reste, aussi longtemps qu’existera M. de Varnhagen, ces souvenirs ne sauraient s’effacer. Autour de lui et de cette spirituelle et noble Rahel, qui depuis fut sa femme, l’époque s’est groupée si bien qu’au milieu des générations actuelles il suffirait à la représenter. D’esprit mieux informé, de mémoire plus sûre, plus complète, nous n’en connaissons pas; et quelle bonne grâce à mettre