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du tact, et surtout beaucoup de scepticisme. De si rares avantages, de si précieux dons, trouvaient leur lady patroness dans Rahel, qui, non mariée encore, attirait déjà sur elle les yeux du monde. Peut-être conviendrait-il ici de dire quelques mots d’une femme qui exerça sur les meilleurs esprits de son temps une influence très distincte, et dont la personnalité a marqué sa place. C’était une sorte de Hamlet féminin, un de ces êtres analyseurs et souffreteux sur lesquels les événemens de la vie n’ont que peu de prise, et qui, à force de s’observer eux-mêmes et de se tourmenter, finissent par perdre de vue le grand ensemble des choses. Petite, frêle, d’une extraordinaire susceptibilité nerveuse, d’une imagination prompte à s’enflammer, elle avait apporté dans ce monde tout ce qu’il faut pour y souffrir plus que son dû. Sans entrer dans le roman de sa vie, comme l’a fait l’auteur de ce triste ouvrage intitulé le Prince Ferdinand, on peut dire que dès sa jeunesse son pauvre cœur, déjà naturellement si endolori, essuya de pénibles épreuves. Par deux fois elle aima, et vit ses espérances trompées.

A quoi bon prononcer des noms? Pourquoi réveiller par d’indiscrètes confidences des souvenirs dont certains vivans pourraient s’alarmer? Qu’il nous suffise de savoir que le premier de ces deux sentimens dut céder à des considérations de famille, et que le second, plus vif, plus passionné, périt de l’excès même de son ardeur, car chez ces natures faites pour souffrir, la plus pure ivresse ne tarde pas à devenir un affreux tourment : au physique, le parfum d’une fleur les empoisonne; au moral, l’amour, même heureux, les consume et les tue. Ce fut au sortir de cette crise de la première heure que Rahel vit se former autour d’elle un cercle de personnages distingués dans toutes les classes de la société. Grands seigneurs, artistes et poètes, vinrent papillonner autour de ce cœur brisé, qui, déjà trop plein des amers regrets du passé, n’en voulait plus qu’aux sympathies des nobles âmes. Rahel, dès cette période, ne vivait plus sa vie, mais la prenait pour ainsi dire en spectacle. Tant d’épreuves et de douleurs avaient ruiné sa santé, que chacun s’étonnait de voir se prolonger cette existence suspendue à un fil si chétif. Si frêle et mince qu’il parût, ce fil était d’acier. On n’imagine pas quelle force de résistance possèdent ces organisations débiles et précaires; que le moindre vent semble devoir abattre; ce qu’elles supportent de chagrins, de fatigues, de soucis et d’ennuis de toute espèce. Comme elles sont toujours sur la défensive, le mal ne sait par où les prendre. Leur secret, c’est la passivité, secret qui fut celui de beaucoup de maîtresses de maison. Rahel possédait pardessus tout ces qualités essentiellement féminines qui attirent les hommes et qui les charment.