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non point telle que chez nous, en France, elle eût été. L’auteur d’un agréable ouvrage intitulé Rahel et son temps[1], M. Schmidt-Weissenfels, me paraît s’être beaucoup exagéré cette action. La vie de salon, je le répète, telle que nous l’entendons de ce côté-ci du Rhin, n’entre ni dans le caractère, ni dans les habitudes de l’Allemand, trop individuel, trop en dedans pour se complaire longtemps dans la société de ses semblables. En son idée, chaque Allemand est un microcosme et ne saurait volontiers consentir à devenir partie d’un tout, étant lui-même un tout. Sa nature ne fusionne pas; le monde l’embarrasse, le gêne : à peine y est-il qu’il aspire à se retrouver seul. En Allemagne, les salons vous donnent trop souvent l’idée d’une sorte de caravansérail, de station, où divers passagers se rencontrent pour se quitter une heure après. Il va sans dire qu’ici comme ailleurs la règle a de nombreuses exceptions, et qu’en essayant de caractériser un trait de mœurs locales, nous n’entendons nullement parler de cette société cosmopolite partout la même en Europe, à Paris comme à Vienne, à Berlin comme à Saint-Pétersbourg.

C’est donc à M. Varnhagen d’Ense, écrivain, militaire et diplomate, et à sa docte moitié, la célèbre Rahel, que Berlin dut son premier salon, il y a de cela environ une quarantaine d’années ; je parle du salon tel que nous l’entendons en France : sociable, poli, récréatif, avec ses mœurs libres et correctes, ses lois du savoir-vivre qu’on ne transgresse pas, et, si l’on veut, ce formalisme tacitement convenu, sans lequel il n’y a pas de bonne compagnie possible. Avant cette époque, on ne connaissait guère que les cercles littéraires, et encore dans certaines régions exceptionnelles, par exemple celui que, sous le règne du premier roi de Prusse, l’auguste amie de Leibnitz, la reine Sophie-Charlotte, rassemblait autour d’elle dans son château de Lützelbourg, le Charlottenbourg d’aujourd’hui. Plus tard, le grand Frédéric eut bien aussi ses coteries; mais comme les femmes manquaient, et que les femmes sont en pareil cas l’élément indispensable, il s’ensuivit que le monarque philosophe eut de joyeux soupers, et point de salon. N’importe, ce qu’on gagnait là du côté de l’esprit ne devait pas être perdu. A la cour du jeune Frédéric-Guillaume III apparaissent deux hommes éminemment doués des qualités qui font les gens du monde : on a nommé les princes Louis-Ferdinand et Charles de Mecklembourg-Strelitz. Chez l’un dominaient le désir de voir, de connaître, et un appétit immodéré de jouissances; chez l’autre, le génie de la conversation, un sens critique des plus fins, beaucoup d’observation,

  1. Rahel und ihre Zeit, von Edward Schtmdt-Weissenfels; Leipzig, Brockhaus 1857.